Tsai-Ming Liang débarque à Paris, du coup, il ramène avec lui Lee-Kang Sheng (son acteur-muse), et des problèmes de tuyauterie (une obsession maintes fois abordée dans sa filmographie). Le début de Visage a tout d'un cauchemar, à la fois terrible et, avec le recul que l'on a en tant que spectateur, délicieusement drôle : un homme finit par inonder son appartement en voulant réparer une fuite à son robinet d'eau courante. Le plan est tourné en une seule prise et bien sûr, chaque intervention pour réduire les dégâts s'avère aggraver la situation. Abandonnant la surpression d'eau de la cuisine, l'homme s'échappe, sans doute pour prévenir sa famille. A l'étage il rejoint une vieille dame, allongée, parfaitement alitée comme pour un sommeil éternel : la mère sans doute, se réveillant lentement alors que l'homme s'approche d'elle et la caresse. A ce moment là, sol carrelé est entièrement recouvert d'une eau miroitante, séculaire. Est-ce une vision, un fait réel ou bien justement un cauchemar ? En tout état de cause, la mère est morte et les obsèques réunissent la famille tout comme des amis, dont des acteurs du cinéma français. Ajouté à cela, un tournage foutraque mené par Fanny Ardant, éternelle femme fatiguée et fenestrée dans la recherche d'un cerf appelé Zizou.


S'ensuit une grande parabole sur les dialogues entre deux visages : l'un français, celui que Tsai-Ming Liang et ses comparses filment et tentent d’appréhender, et l'autre, taïwanais, que les acteurs français tentent de coordonner. Alors, Visage ? Un film arty--bobo-branché avec la panoplie de stars qui fait mouche ? Un trip sans queue ni tête où la liberté du cinéaste a effacé toute histoire ? Bien sûr ! Premier abord : on ne peut que déconseiller Visage a toute personne qui n'a pas des affinités avec l’œuvre du cinéaste, et qui ne supporterait pas de voir un "film-installation" comme on aime appeler tout ce qui est concept et différent. Un film-installation donc, c'est à cela que l'on peut réduire le film, sans chercher à voir autre chose car ce n'est qu'un amas de scènes vides et sans intérêts. Soit, passez votre chemin, l'émotion n'est pas là. Peut-être est-elle sélective, peut-être sommes-nous aussi raciste dans notre fond émotionnel ? Finalement c'est cela que le film évoque aussi : notre capacité à nous émouvoir face aux visages est-elle fonction de la forme, de l'aspect, des contours de ces mêmes visages ? Notre rapport à la beauté, à ce qui est communément appelé "beau" dans notre pays, qu'en est-il ailleurs ? Visage, c'est donc une torture pour ceux qui s'y sentent exclus, on peut le comprendre, c'est un objet lustré et bidon pour les autres, soit... mais Visage est selon moi bien plus que cela.


Certes, le geste de 2h10, avec le rythme que l'on connaît à l'auteur, la multiplicité des tableaux fait craindre un patchwork sans vie et trop conceptuel, virant au clip. Pourtant, quelque chose de magique se produit, dès les premiers instants où Jean-Pierre Léaud apparaît sur ce banc au cimetière Père Lachaise, tête penchée et mèche au vent comme un quelconque clochard : aussi étrange puisse-t-il paraître de premier abord, l'univers prend sens. La beauté des formes, des glaces recoupant les effets d'infinis que les arbres projettent les uns sur les autres, la profondeur des bois et leur érotisme sous-jacent (Casta chantant en espagnol, Amalric et Lee-Kang Sheng s'amusant dans des fourrés) les grands corridors glacés des sous-sols parisiens, tous plongés dans l'eau et l'obscurité, mais aussi la fascination pour les animaux (oiseaux, cervidés, poissons...) et les humains (stars taïwanaises, françaises et parfaits inconnus) donne place à la grandeur des plus belles rencontres, à leur nécessité comme à leur amertume, à leur aspérité. Avec des ruptures de vitesses régulières, sa considération pour les corps en mutation, pour le maquillage, la mort, Visage rappelle un autre film-mémoriel sur le cinéma : Holy Motors de Léos Carax (d'ailleurs les films ont tellement de thématiques communes que ça en deviendrait presque suspect ^^)


Comment se parler quand on vient de cultures si différentes et quand nos palais, nos langues, nos têtes sont si distincts ?


Faut-il se faire traduire par des interprètes ?
Faut-il tenter la communication par la gestuelle ? (incroyable plan entre Léaud et Cheng se passant un petit oiseau du but du doigt).
Faut-il parler en réalisateurs ? (au cours de ce même plan, les grands noms Orson Welles, Keaton... viennent aux lèvres comme des mots aux sens bien définis)
Faut-il parler et espérer que les sonorités, les expressions feront le reste ? (dans les sous-sols du théâtre par exemple)
Faut-il se taire ? (le baiser final)
Faut-il...?


Envoûtant, le film répond à ces questions par toutes les réponses possibles, tout en évitant de perdre complètement ses pistes. Il parvient à donner la cohérence à son monde nocturne, calfeutré, profond et mélancolique. Maniant aussi l'absurde à de nombreux moments, comme les effets de burlesques magnifiques (Léaud s'extirpant d'un trou dans le mur du musée du Louvre), Visage est plus qu'un prototype chic, une commande du musée du Louvre, c'est une œuvre à rattacher entièrement à la filmographie de l'auteur, notamment de Goodbye Dragon Inn, une fresque intime sur les passions pour les visages qui ont fait le cinéma de la nouvelle vague, ou le cinéma tout court, par nécessairement une déclaration d'amour mais au moins une continuité fusionnelle entre Taïwan et la France, entre coproduction et attachements de cinéphilies. Le film est une élégie des atmosphères que l'on retrouve sur les yeux, les lèvres, les nez des acteurs, de ce qu'ils nous inspirent, du pourquoi ils nous rassemblent ou non, du pourquoi nous sommes marqués par certains traits plus que d'autres, jusqu'à cette scène déchirante entre Fanny Ardant et le Antoine Doinel des 400 coups, entre leurs regards d'où circulent tant d'émotion, tant d'actes et de voyages, de faits et de paroles. Comment exprimer tant de beauté ? Sinon de dire que c'est "étrange", de se voir un instant dans le miroir, de jouer, de jouer l'amour mais de ne plus savoir vraiment le faire.


Plus tard, dans un délire sensoriel halluciné fait de glaces, de chair pendante et de vampires gigotants, l'affect porté par les peaux, les chairs est décuplé, le film se mue en un trip sensoriel extraordinaire. Tous les sens y passent : l'odorat et le goût avec cette sauce-tomate, la vue avec les scintillements dorés d'une robe affriolante, l’ouïe avec cette glace qui craque et fond sur elle-même constamment, le toucher avec ce baiser puis ce dépôt de linceul, sur le visage endormi, mort, qu'en sais-je, de Cheng. Maintenir le souvenir d'une passion, d'un amour entre les peuples, aussi éloignés qu'ils soient, par le biais du cinéma, par le biais de l'étonnement, de l'humour (Zizou est retrouvé heureusement), du jeu et des questionnements essentiels. Les deux jeunes visages, n'en forment plus qu'un.

Narval
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le 6 nov. 2016

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Narval

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