Critique de Jean-Baptiste Heimburger
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Il y a dans le cinéma d’Orson Welles, conteur d’histoire hors pair, des questions récurrentes, des thèmes qu’on retrouve dans « la géologie et le relief1 » de son œuvre monumentale. Une histoire immortelle, quatorzième long métrage du cinéaste adapté d’un roman de Karen Blixen, ne déroge pas aux principes fondamentaux de Welles. Davantage, il porte en lui la quintessence de son œuvre, de ses obsessions. Ses cinquante-cinq minutes (le film était destiné à la télévision française) suffisent à créer un monde entier, régi par les aspirations d’un mégalomane, par les passions qui en découlent.

A Macao, à la fin du XIXème siècle, le personnage de Charles Clay, riche homme d’affaire cynique à l’orée de sa vie, atteint d’une maladie mortelle, la goutte, est d’abord introduit par le regard et les remarques du voisinage, des marchands. Ce procédé d’introduction évoque La Splendeur des Amberson, les gens du quartier discutent de la famille qui habite cette grande demeure intimidante, la splendeur du titre. Clay habite également dans une splendide et immense bâtisse qui témoigne de son statut social. Une grande demeure derrière un portail, où l’on peut très bien imaginer la présence d’une pancarte « no tresspassing » (séquence d’introduction de Citizen Kane). Car comme Kane avant lui, Clay est un riche mégalomane solitaire et reclus, qui n’a d’autre compagnie que son fidèle majordome, M.Levinski, le juif errant comme l’appellera Virginie, jouée par Jeanne Moreau. Sa demeure est sa prison. L’obsession des lignes, qui viennent fracturer l’écran comme des barreaux, enferme les personnages dans leurs propres conditions. Des grilles des portes et des portails, des colonnes de marbre, des colombages au plafond jusqu’aux lignes d’un fauteuil en osier. Lui est enfermé par sa richesse, et ses aspirations de puissant homme d’affaire. Le jaune doré des murs lui rappelle constamment non sans ironie qu’il ne connaît rien d’autre que sa richesse. Il ne connaît pas les livres, ceux où l’on raconte des histoires, mais uniquement ses livres de compte que son serviteur lui conte et conte encore.

Levinski dit alors qu’il ne peut pas faire un autre métier que servir son maître, lui aussi se retrouve derrière des barreaux, ceux des escaliers en bois lorsqu’il descend les marches alors qu’il est instantanément rappelé par Clay. Mouvement de liberté avorté. Personne n’échappe à sa condition – ou au rôle que Clay leur assigne. Et lorsque Clay lui demande de lui raconter une histoire, même principe, c’est celle qui se rapporte à l’histoire de son peuple, celle de sa condition de juif errant, il déroule une longue feuille où est inscrite la prophétie d’Isaïe. Clay n’aime pas les prophéties, il n’aime pas les histoires qui ne se sont pas réellement passées, il aime ce qui est concret – comme ses livres de comptes. Il raconte alors à Levinski une histoire qu’il croit concrète, vécue, or il s’avère que cette histoire que tout le monde connaît n’a pas vraiment eu lieu et qu’elle est une légende qui perdure. L’histoire immortelle. L’histoire d’un riche vieillard qui paya cinq guinées à un marin, lui offrit un repas et une nuit avec une jeune femme, afin de l’enfanter et lui assurer sa descendance. Clay, par caprice, décide de rendre cette légende réelle, il engage Levinski pour trouver la jeune femme et le marin.

Clay joue, comme un enfant. Et chacun va jouer de même, à faire semblant. Paul et Virginie, la jeune femme prostituée et le marin, eux aussi prisonniers de leur statut ou rôle, forment un couple d’enfants qui font semblant. La référence au roman de Jacques-Henri Bernardin de Saint Pierre, Paul et Virginie, est explicite. Deux enfant qui vont s’aimer sur une île sont voués à séparer. Le temps de cette mise en scène, dans le film, se déchaînent les passions. Celle, amoureuse du couple manipulé, et celle qui grandit en Charles Clay, la passion de raconter et mettre en scène une histoire. Lui qui ne s’attachait qu’à la vérité, apprend que le mensonge peut être sublime et que le faux déchaîne les passions.

Vérités et mensonges, ambivalence permanente de l’art cinématographique, et obsession de Welles, qui anticipe aussi le propos de son film F for fakes2. Dans le processus de mise en scène de Clay apparaît la métaphore de la création cinématographique. Lorsque Clay joue le rôle du vieillard et énonce sa finalité, celle d’avoir un enfant, à Paul, les murs de la salle à manger portent des rideaux rouges, le rouge du spectacle. Il y a aussi ces miroirs qui reflètent plusieurs fois dans le même plan le profil de Clay, symbole d’illusion. Puissances du faux propres au cinéma. Enfin, la scène de l’acte sexuel entre Paul et Virginie dans la chambre nuptiale représente la quintessence de l’acte de création. D’abord dans la caractérisation du personnage de Paul réside un imprévu, il est vierge. Ça n’est pas dans l’histoire, comme un imprévu de tournage. Ce défaut va mener vers une voie nouvelle, vers une puissance nouvelle. Une puissance qui fait trembler la terre, référence sans doute à Pour qui sonne le glas (roman d’Ernest Hemingway, où Maria et Robert Jordan font littéralement trembler la terre lors de l’orgasme, formant eux aussi un couple éphémère, destiné à une séparation tragique). Enfin, alors que dans l’histoire immortelle, le vieillard voulait que cet acte engendre un enfant, il n’en sera rien car le but, la finalité n’a pas d’importance – ou alors est-ce un acte manqué ? C’est tout de même dans le processus, dans le caractère éphémère de la création que réside la beauté. Cet acte qui fragmente les corps, isole des éléments charnels, une bouche, un œil, un dos, autant de fragments qui s’enchaînent dans une perception de vertige. On perd ses repères, on s’abandonne comme les amants.

C’est cet instant où chacun se libère de ses contraintes, de sa propre condition. L’espace d’une nuit, d’une mise en scène, somme toute d’un tournage, avant de se séparer pour toujours. Qu’importe la suite, le marin peut repartir, Clay quant à lui peut mourir en paix, l’acte a été sublime. Les acteurs et le metteur en scène ont rempli leur rôle. Cette libération s’incarne dans la toute dernière séquence, et ce plan sur la terrasse, plein ciel, à l’aube, ouverture totale du champ, comme le champ des possibles de la création cinématographique. Libération de l’espace, affranchissement de ces lignes qui cloisonnaient les personnages au début du film. Dans ce final, Paul remet à Clay un coquillage rare. Si on le tend à l’oreille, on entend un son, un chant. Ce geste enfantin de mettre le coquillage à son oreille convoque celui de secouer la boule de verre où réside une petite maison sous la neige. Convocation des souvenirs de l’enfance. Rosebud. Clay avant d’expirer son dernier souffle fait tomber le coquillage, comme Kane faisait choir sa boule de verre. Les protagonistes mégalomanes de Welles sont finalement tous des grands enfants nostalgiques, qui aspiraient à une seule chose, vivre et être libre. La création artistique et le cinéma permettraient le temps d’un instant cette immortelle liberté.

“Le temps d’un instant”, car cependant, une deuxième lecture du film s’offre au spectateur. Clay, définit comme un personnage plutôt lubrique, est tout au long du film incapable de satisfaire son désir. En engageant ces acteurs et en mettant en scène leur histoire d’amour, il se résigne à vivre son désir par procuration. Paul incarne à ses yeux cette jeunesse perdue. Lui est vieux et impuissant, toujours filmé immobile dans le cadre. Il est en dehors de sa propre mise en scène, ne participe pas à l’acte. Les personnages se libèrent tandis que le créateur semble condamné au ressassement. Si les possibles de la création représentent une liberté, il y a un goût d’inachevé, un semblant d’échec pour le créateur. Et si le créateur a besoin de sa création pour exister (ou ré-exister dans le cas de Clay), cette-ci lui échappe toujours.

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1 : Pour reprendre l’expression d’André Bazin dans le chapitre sur Citizen Kane et La Splendeur des Amberson, « le grand diptyque : Géologie et relief »

2 : F for Fakes est traduit en français par Vérités et Mensonges.

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le 24 déc. 2017

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