Le régime totalitaire, vu à travers le prisme de Kafka et du conte russe

Au crépuscule, une femme descend d'un autocar et regagne sa maison vide, en coupant à travers champs. Seul un chien l'accueillera et elle touchera à peine à la maigre soupe qu'elle se sera préparée. Dès la scène d'ouverture, le ton est donné : la même lumière de fond d'étang baignera l'ensemble du film, seulement remplacée, très ponctuellement, par le jaune pisseux d'un éclairage artificiel ; la même désolation, la même solitude essentielle se traîneront d'une scène à l'autre, en une avancée qui aura tout de l'enfoncement.


Car ce qui se donne à voir comme une vie d'emblée emmurée connaîtra cependant un mouvement, mais un mouvement provoqué par un dysfonctionnement : devant le retour, sans aucune explication, du colis qu'elle destinait à son mari abusivement incarcéré, cette épouse décide d'accomplir le trajet qui lui permettra d'apporter elle-même les modestes objets utilitaires qu'elle destinait à son homme.


S'ouvre alors un périple, qui tiendra plus du piétinement, puisque tous les efforts de la jeune femme se heurteront au même mur de l'impossible transmission : la silhouette menue, chargée de son gros colis, semble elle-même presque aussi passive que son chargement, ballotée d'un car bondé à un guichet obstinément réfractaire, puis d'un hébergement graveleux à des tentatives d'entremises qui ne le sont guère moins... On pense immanquablement à l'univers de Kafka, que ce soit pour l'accusation absurde puis les recours infructueux mis en scène dans "Le Procès", ou pour l'impossibilité d'accéder à l'instance suprême ou à une quelconque explication, dans "Le Château". Mais la pauvreté des lieux, leur caractère sordide, cette sensation de côtoyer les bas-fonds de l'humanité créent aussi le sentiment que, si Dostoïevski avait tenu entre ses mains, non une plume, mais une caméra, il n'aurait sans doute pas filmé différemment de ce réalisateur ukrainien, Sergeï Loznitsa.


D'autant que, comme chez Dostoïevski mais aussi chez Kafka, on sent vite que cette action neutralisée, ces plaintes bâillonnées, vont risquer de finir par menacer l'existence même de l'individu. Petit Poucet sinistre, le réalisateur a semé suffisamment d'indices de ce péril : les conversations des mégères dans le bus, tournant avec gourmandise autour d'une histoire de femme découpée en morceaux et difficilement remembrée par la police ; aux abords de la prison, sont évoquées les activités de l'un des contacts de l'héroïne, rabatteur de prostituées... De pauvres femmes, dont le corps marchandé finirait souvent dans l'acide, dissout jusqu'aux os...


Alors que le spectateur commence à se demander sérieusement comment va pouvoir se clore cette démonstration de l'impossibilité des recours sous un régime totalitaire, démonstration, aussi, du caractère infime et dérisoire de l'individu face à ce type de régime, le dernier temps du film tient du génie. Au lieu de pousser plus avant cet enfoncement dans un hyper réalisme crépusculaire, Sergeï Loznitsa effectue un plongeon dans son âme slave et, brouillant les frontières entre le rêve et le réel, nous entraîne au cœur d'une forêt, en plein conte russe. Apparemment endormie, notre héroïne rêve... Des soldats la mènent dans une forêt nocturne, non pas jusqu'à la maison, montée sur pattes de poules, de Baba-Yaga, mais jusqu'à une isba richement parée, à l'intérieur de laquelle se tiendra, convoquant les différents protagonistes du film, une de ces cérémonies d'auto-célébration dont le régime soviétique avait le secret. À la pompe tout en or, rouge et blanc, spasmodiquement ponctuée de musique glorieuse, succèdera un viol, dans l'ombre torve d'un fourgon de police, viol qui, pour n'être révélé que par quelques traits bleutés de la lune entre les arbres, n'en est pas moins d'une rare violence. Mais au réveil, l'héroïne a-t-elle réellement rêvé, ou n'a-t-elle fait qu'entrevoir ce qui l'attend...? Grâce à ce pas de côté dans l'imaginaire, le réalisateur clôt son film sur une vision d'autant plus glaçante du réel. Comme si l'imagination seule osait parfois être lucide, dans les cas où un réel inenvisageable nous ferait fermer les yeux...

AnneSchneider
9
Écrit par

Cet utilisateur l'a également mis dans ses coups de cœur.

Créée

le 10 sept. 2017

Critique lue 935 fois

6 j'aime

3 commentaires

Anne Schneider

Écrit par

Critique lue 935 fois

6
3

D'autres avis sur Une femme douce

Une femme douce
dagrey
2

Je croyais pourtant que "l'Ouest" avait gagné....

Une femme reçoit le colis qu’elle a envoyé quelques temps plus tôt à son mari incarcéré pour un meurtre dont il est innocent. Profondément inquiète, elle décide de lui rendre visite. Une femme douce...

le 20 août 2017

7 j'aime

2

Une femme douce
AnneSchneider
9

Le régime totalitaire, vu à travers le prisme de Kafka et du conte russe

Au crépuscule, une femme descend d'un autocar et regagne sa maison vide, en coupant à travers champs. Seul un chien l'accueillera et elle touchera à peine à la maigre soupe qu'elle se sera préparée...

le 10 sept. 2017

6 j'aime

3

Une femme douce
LeBlogDuCinéma
2

Un road-movie cloisonné

Pourquoi une femme se voit réexpédier les colis envoyés à son mari ? C’est la question posée par UNE FEMME DOUCE, un road-movie particulier dans une Russie à l’abandon. Sergei Loznitsa nous convie à...

le 5 juin 2017

4 j'aime

Du même critique

Petit Paysan
AnneSchneider
10

Un homme, ses bêtes et le mal

Le rêve inaugural dit tout, présentant le dormeur, Pierre (Swan Arlaud), s'éveillant dans le même espace, mi-étable, mi-chambre, que ses vaches, puis peinant à se frayer un passage entre leurs flancs...

le 17 août 2017

76 j'aime

33

Les Éblouis
AnneSchneider
8

La jeune fille et la secte

Sarah Suco est folle ! C’est du moins ce que l’on pourrait croire lorsque l’on voit la jeune femme débouler dans la salle, à la fin de la projection de son premier long-métrage, les lumières encore...

le 14 nov. 2019

73 j'aime

21

Ceux qui travaillent
AnneSchneider
8

Le travail, « aliénation » ou accomplissement ?

Marx a du moins gagné sur un point : toutes les foules, qu’elles se considèrent ou non comme marxistes, s’entendent à regarder le travail comme une « aliénation ». Les nazis ont achevé de favoriser...

le 26 août 2019

70 j'aime

3