Un mensch
Un mensch

Court-métrage documentaire de Dominique Cabrera (2023)

La réalisatrice Dominique Cabrera, dont j'aime tant le travail documentaire, a filmé les derniers mois de vie de son mari, l'homme politique socialiste Didier Motchane, atteint d'un cancer de l'œsophage et décédé en octobre 2017. Le film commence à l'hôpital et se termine chez eux, dans une maison à Montreuil, ainsi que Didier Motchane désirait mourir, comme dans les sociétés archaïques, à l'endroit même où l'on a vécu. Elle l'a filmé avec son petit I-phone, n'a jamais cherché de cadre, filmant simplement d'où elle le regardait lire le journal, disserter sur la popularité de Macron, lui donner des poèmes qu'il écrivait adolescent, dormir, tousser, ne rien faire ; pensant à raison que des plans finiraient par s'imposer. Le film est court, 40 minutes à peine, les plans du visage et du corps peu à peu déclinant de Didier Motchane sont entrecoupés de noirs très brefs, comme des battements de cœur ou de paupières, qui lui donnent une structure à la fois très sèche et mystérieuse. Comme une vision, quelques mois de vie vite refermés dans un poing qui se serre, pour retenir ce qui s'écoule et ne reviendra pas (« Je retiens la vie », dit elle sans détour, de sa voix sublime alors que son mari lui demande ce qu'elle cherche à filmer, et lui de répondre « Non – tu filmes ce par quoi la vie me retient »). Les époux sont seuls à l'écran et par delà l'écran tout au long du film, le sujet n'est jamais la maladie comme expérience sociale, sa prise en charge, mais plutôt le regard qu'on porte à l'être aimé alors qu'on sait qu'il va partir. Et finalement, ce n'est que le regard qui tient, et qui reste.


Au début du film, on entend Dominique Cabrera parvenir à formuler l'intuition fondamentale qui l'a poussé à faire ce film : « j'ai l'impression qu'on est sur une île, toi et moi ». Elle le dit avec une telle tendresse, un tel amour, une telle poésie, que cette île apparaît, devant nos yeux, la métaphore quittant le champ des mots pour se former dans tous les pores de l'image. Car on sent bien que ce film à faire n'était pas le centre de leur vie d'alors, et qu'il était comme une île secrète que les époux parvenaient parfois à rejoindre, quand les vagues de la maladie se faisaient moins terrassantes. Et cette île est faite d'une joie un peu désarmante, une intensité d'être, une souveraine sérénité. J'ai adoré entendre, plusieurs fois dans le film, ces moments où Didier Motchane lui dit : « ça va mieux ». Il me semble d'ailleurs que c'est la phrase qu'on entend le plus. Comme si filmer n'était possible que dans ces moments là, dans l'après de la tempête, quand ça recommence, quand c'est de nouveau possible. Filmer quand ça va mieux. Pour attraper autre chose, sans doute, que tout ce que la maladie flétrit. Ce qui continue de se bâtir, quand même. Leur île.


Tous les plans, très beaux, font du visage de Didier Motchane une île, aussi. Ballottée par les flots, une île qui bouge, qui enfle avec le vent, se recompose. Avec ses aspérités, ses collines, ses cascades, ses cratères, ses forêts...Une île qui pense et qui s'exprime. Une île qui préserve son secret – quand il dit « je vais bien, je ne tousse pas, c'est dans ta tête », peut-être qu'il voudrait protéger la cinéaste, ne pas lui dire qu'il se sent plus mal qu'il ne l'exprime. Mais il choisit de dire qu'il est bien, et c'est alors qu'il y a une relation. Ce qui n'empêche pas la caméra de ne pas être dupe, d'enregistrer le doute. Et c'est parce qu'il y a ce doute, que justement, il y a relation. Le doute de ce que dit l'autre, le doute de la présence de l'autre – il suffirait que je ferme les yeux, d'une seconde de noir, et il disparaîtra – c'est peut-être ce que Dominique Cabrera parvient le mieux à filmer. Parce qu'on est tellement bien avec eux, dans ce film, on voudrait que jamais ça ne s'arrête. Et chaque noir est comme un couperet. Est-ce qu'il y aura encore son visage après ce noir ? Quelle partie de l'île découvrirons nous encore ? Les deux derniers plans sont uniques : Didier Motchane, allongé sur le sofa, tousse. Noir. Dans la cuisine de la cinéaste, un jeune homme montre une photographie encadrée à la réalisatrice. C'est Didier Motchane, un peu plus jeune, souriant, en noir et blanc. Elle lui dit « très bien », le jeune homme part dans le salon avec le cadre. On comprend tout et le cœur se serre. La photo de Didier Motchane, à cet instant, contient toutes les îles que son visage a été. Le cinéma et la photographie se sont tenus la main, le temps d'un film.


J'ai toujours trouvé qu'il y avait quelque chose d'unique dans les documentaires de Cabrera. En 1995, dans Demain et encore demain, elle filmait un morceau de pain imbibé d'huile, des téléskis s'enfonçant dans la brume, l'élection de Chirac, son fils changeant d'école. Elle filmait aussi sa rencontre avec Didier Motchane qui lui écrivait des poèmes dans le creux de la main. A présent les deux films se regardent, une vingtaine d'années sont passées, on sent l'époque qui a changé, comme la femme cinéaste qu'elle était et qu'elle est devenue. Mais ce qui n'a pas bougé, c'est cette âme particulière qui caractérise son cinéma. Sa bonté. Sa puissance d'amour. Son attention extraordinaire à tout ce qui fait de la vie une expérience singulière, que jamais aucune pulsion morbide ne réduira. Un cinéma de mensch, pourrait-on dire.

B-Lyndon
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le 28 mars 2023

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