En 1954, John Sturges était au début de sa carrière et n'avait pas encore signé les films qui le rendront célèbre, que ce soit Les Sept Mercenaires, La Grande Evasion ou Règlement de compte à OK Corral. Cependant, c'est pour Un Homme est passé qu'il recevra son unique nomination aux Oscars. Il faut avouer que le réalisateur, qui a su prouver dans quasiment toute sa filmographie qu'il était un des grands de Hollywood, maîtrise ici son film sur tous les points.
Pendant tout le générique, le train file à toute vitesse à travers le désert. Cela permet au cinéaste de nous donner deux informations majeures.
D'abord, l'histoire va se dérouler loin de tout, loin des grandes villes, loin de la civilisation même. Arriver à Black Rock, c'est se transporter dans un lieu sauvage, barbare dans tous les sens du terme. Non seulement le minuscule village, ne possédant qu'une demi-douzaine d'habitations réparties de chaque côté de la rue, est l'opposé des grandes villes qui, dans les années 50, étaient synonymes de modernité, mais il en semble même éloigné dans le temps. Aller à Black Rock, c'est revenir dans le passé, à l'époque des cow-boys et des Indiens. La bourgade baigne encore dans cette ambiance où celui qui a une autre culture est un sauvage, et où il est préférable de l'abattre. Black Rock est un anachronisme, une régression morale dans un pays en plein progrès.
De ce fait, Un Homme est passé s'inscrit dans ces films de lynchage que l'on retrouve régulièrement dans le cinéma américain, depuis L'étrange incident de William Wellman jusqu'à La Poursuite Impitoyable, d'Arthur Penn. Le film en a la construction : une tension qui monte crescendo vers un final que l'on prévoit violent, l'opposition entre un personnage et une communauté, la lâcheté de ceux qui se fondent dans un groupe contre le courage du solitaire qui se dresse contre eux, etc.
L'isolement du village renforce encore cette communauté, qui se soude autour de trois personnages interprétés par des acteurs exceptionnels : Smith (Robert Ryan) le chef auto-proclamé, qui essaie de faire bonne figure et de donner une image respectable mais chez qui on sent la haine affleurer ; Trimble (Ernest Borgnine), le chien fou ; et David, personnage menaçant que l'on sent capable d'exploser violemment à chaque instant et auquel Lee Marvin prête son charisme animal.


Ce train qui fonce à toute vitesse pendant le générique impose aussi son rythme au film. Dès le début, nous savons que nous sommes dans un film rapide. Sa brièveté (à peine plus d'une heure) renforce encore son caractère violent. Sturges a débarrassé le film de tout ce qui est inutile : chaque scène, chaque plan est strictement indispensable à l'action.
Le train donne ainsi au film sa temporalité, mais lui fournit aussi ses bornes chronologiques : il passe une fois pas jour, et McCreedy est donc enfermé dans ce village pendant 24 heures. C'est pendant cette journée que se déroulera l'action du film (comme l'indique le titre original, Bad Day at Black Rock).
Le scénario nous propose deux énigmes simultanées : que vient faire McCreedy ici ? Et pourra-t-il en repartir ? Ces deux questions structurent le film.
En effet, Un Homme est passé est assez clairement divisé en deux parties. Au lieu de conserver artificiellement un mystère jusqu'à la fin, Sturges a préféré révéler petit à petit les raisons de la venue de l'inconnu, permettant ainsi au récit d'avancer.
C'est aussi par ces révélations au compte-gouttes que l'on aperçoit le thème important du film, celui du racisme contre les Nippo-Américains pendant la Seconde Guerre Mondiale. Le film se déroule en 1945, deux mois après la fin de la guerre, mais il a été tourné dix ans plus tard. On y sent une dénonciation virulente contre l'attitude d'une partie des Américains, qui ont rejeté sur l'ensemble des Japonais vivant dans leur pays la responsabilité de Pearl Harbor.
Le résultat est un grand film, passionnant, remarquablement écrit, interprété et réalisé.

SanFelice
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le 31 mars 2016

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