Pater, d’incertissimus à certissimus...

Entre tragédie grecque et drame cornélien, le réalisateur tunisien Mehdi M. Barsaoui, également scénariste, frappe fort, et cela dès son premier film. De la tragédie grecque, « Un Fils » a la fatalité : au détour d’une route du désert, un groupe djihadiste mitraille la voiture d’un couple aisé, un homme et une femme occupant des postes de responsabilité dans leurs entreprises respectives et rentrant chez eux avec leur jeune fils, après un week-end festif. L’enfant de onze ans, gravement blessé, devrait bénéficier d’une importante greffe de foie pour échapper à une mort certaine.


Comme dans les tragédies antique ou racinienne, le sort, violent, sanglant, inexorable, frappe les puissants, ceux que l’on croyait à l’abri des mauvaises fortunes, même s’ils ne sont plus ici rois et reines. Très habilement, le tragique, sur le mode viral, s’étend soudain de la sphère intime, familiale, à l’espace public, puisque l’appareil législatif qui entoure la question de la greffe, dans la Tunisie post-révolutionnaire de 2011, voisine de la Lybie à feu et à sang, fait apparaître un pays écartelé entre construction d’une modernité et menace de ruine, du fait des exactions de groupuscules terroristes, des guerres civiles qui le cernent, de la corruption, des trafics d’êtres humains, de l’incurie étatique et de mœurs solidement menottées au passé. Le tragique intime se densifie et contourne le risque mélodramatique en se voyant ainsi enkysté dans le tragique national d’un pays menacé par la gangrène.


Mais de même que le politique vient intimement se mêler au privé et radicaliser l’atteinte qui lui est portée, Mehdi M. Barsaoui, au lieu de laisser ses personnages être paralysés par ces carcans tragiques, introduit la nécessité d’un choix et injecte ainsi très opportunément une dimension dramatique, à travers une problématique plus intime encore, plongeant dans le secret des âmes et des corps, jusqu’à ce qui peut même se trouver insu d’eux. Touchant alors à l’universel, il ravive les enjeux de la confiance au sein du couple, arrache à l’étroite morale la question de la fidélité, interroge de façon douloureusement aiguë la notion de gène, confronte ses personnages à la responsabilité de mère, au statut de père...


Les rôles parentaux sont assumés de façon magnifique par Najla Ben Abdallah et Sami Bouajila, à la fois naturels et intenses à souhait, accompagnés presque pas à pas par une caméra aussi proche que possible qui, sans effets de machinerie mais avec un sens affûté du cadre (grâces soient rendues au directeur de la photographie Antoine Héberlé), recueille autant qu’elle traque leurs émotions et leurs déchirements. Une proximité qui sait s’effacer soudain pour de superbes ellipses, ouvertes par une porte close, rose, derrière laquelle se fait l’aveu féminin dont le spectateur connaît déjà le contenu ; ou encore par les deux regards, enfin renoués, qui osent dire l’attachement, par-delà les masques de la posture et de la fierté.


Une œuvre magnifique, intense et sobre, qui rend la Tunisie cousine de la Pologne que savait peindre un Andrzej Wajda.

AnneSchneider
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le 21 mars 2020

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Anne Schneider

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