La femme n'est pas une saltimbanque comme les autres

Trois ans après son magnifique Taxi Téhéran, le réalisateur iranien Jafar Pahani revient avec Trois Visages, qui fût sélectionné au festival de Cannes et remporta la palme du meilleur scénario. C'est donc avec plaisir, que je pars à la découverte de sa nouvelle oeuvre.


L'introduction est un peu pénible, avec l'impression d'être dans la version auteuriste du Projet Blair Witch. Une jeune fille se filme en mode found footage, en criant sa douleur de ne pouvoir vivre son rêve d'entrer au conservatoire, avant de se pendre. Une vidéo qui est adressée à l'actrice Behnaz Jafari, qui va en être totalement bouleversée. En compagnie de Jafar Pahani, elle se rend dans le village de la jeune fille, à la recherche de sa famille et de sa tombe.


Depuis 2010, il est interdit au réalisateur iranien Jafar Pahani, de réaliser des films et de quitter son pays pour les vingt prochaines années. Malgré tout, il continue à mettre en scène clandestinement des œuvres, qui sont toutes sélectionnées à Cannes et dans d'autres festivals. Il fait fi de cette interdiction pour faire vivre son oeuvre, à travers laquelle, il raconte son pays au péril de sa vie. C'est un acte de résistance face au pouvoir en place, qu'il effectue à travers le prisme de sa caméra. Il doit faire preuve d'ingéniosité pour filmer en toute discrétion ses histoires, en continuant de prendre le pouls de la société iranienne. De sa voiture, il nous ouvre une fenêtre sur son pays, comme ce fût le cas avec talent pour Taxi Téhéran.


Avec Trois Visages, il reprend le même procédé en se rendant dans un village au cœur des montagnes. En s'éloignant de la ville, il va pouvoir en sortir et nous permettre de le suivre dans les alentours. Mais, comme il le dira à Behnaz Jafari, il se sent plus en sécurité dans son véhicule, car que cela soit en ville où dans un village, la mentalité reste la même. Ses habitants ont beau se montrer hospitaliers, ce n'est qu'une façade. Cette hypocrisie est symptomatique d'une société patriarcale, au sein duquel l'homme s'octroie tout les droits, au détriment de la femme. Ils font preuve de courtoisie à l'encontre de Behnaz Jafari, mais dès qu'elle s'éloigne, les langues se font vénéneuses. Ce sont les femmes œuvrant dans l'ombre, qui viennent leur parler de la jeune fille dans la vidéo se prénommant Marziyeh Rezaei. Elle s'est réfugiée chez une vieille actrice, qui fut répudiée par le village. Ce sont les trois visages du titre, trois générations de femmes, trois artistes face à une société n'acceptant pas leurs choix de vie, en les traitant de saltimbanques.


Malgré les affirmations de Jafar Pahani, on se doutait bien que la jeune fille n'avait pas mis fin à ses jours, mais le propos n'est pas là. Cet acte désespéré pose la question de la liberté de la femme dans cette société patriarcale. Son appel à l'aide est extrême, mais avait-elle d'autres choix pour se faire entendre. Behnaz Jafari se serait-elle déplacée, si elle n'avait pas mise en scène son décès? On pense bien que cela n'aurait pas été le cas. En même temps, peut-elle secourir toutes les jeunes filles éprouvant un besoin de liberté, où du moins l’exprimant haut et fort? C'est humainement impossible. D'ailleurs, sa réaction est violente à l'encontre de la jeune fille. Elle reproduit ce qu'elle a vécu et lui crache sa haine au visage. C'est compréhensible, après avoir crû à son décès et d'avoir eu l'impression d'avoir été manipulée. Marziyeh Rezaei ne comprend pas son attitude, elle est à la fois rejetée par les femmes et les hommes, alors que Jafar Pahani observe cela en évitant de dicter son comportement à chacune, au contraire de la plupart des hommes. Elle va prendre le temps de la réflexion, en mettant de côté ses émotions. La rencontre avec un éleveur de taureaux, va être révélateur de l'estime que porte l'homme à la femme et lui permettre de se rappeler le monde dans lequel elle vit...


L'introduction, la mise en place et la construction de cette nouvelle oeuvre de Jafar Pahani, manque de fluidité. Cela ronronne un peu, avec l'impression qu'il tâtonne et même si son propos est important, sa portée est moins puissante que dans sa précédente oeuvre. Le film reste intéressant dans sa réflexion, de la place de la femme dans la société iranienne (et ailleurs) et dans la difficulté à continuer d'exercer sa passion. Même si le constat est sombre, il ne fait pas preuve de pessimisme avec cette lueur d'espoir à travers le désir de Marziyeh Rezaei de suivre, malgré tout, le même chemin que ses aînées.


C'est du cinéma humain, militant et même s'il ne m'a pas vraiment plu, il faut continuer de soutenir cet immense réalisateur, jusqu'à ce qu'il retrouve sa liberté, et même au-delà, puis tout ceux qui vont marcher dans ces pas, comme il a suivi ceux du défunt Abbas Kiarostami.

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le 23 juin 2018

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Laurent Doe

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