Totally Fucked Up est le premier rôle de James Duval chez Gregg Araki et il deviendra sa muse le temps de sa Teenage Apocalypse Trilogy : le film s’ouvre sur Andy (joué par Duval, donc) qui se présente en regard caméra et qui explique que ses amis l’appellent Eraserhead (en hommage au film éponyme de David Lynch qui a pour personnage principal un individu perdu dans un univers absurde et angoissant), et se finit sur ces même amis pleurant son suicide. Araki se sert de Duval et de ses autres personnages comme un moyen de montrer l’angoisse de la jeunesse chez qui l’avenir semble plus que jamais flou et hypothétique, à la manière de ce sans-abri séropositif croisé au détour d’une rue en pleine nuit et qui demande seulement de l’aide. Comment exister dans un monde qui ne veut pas de nous, comme Tommy qui se fait virer de chez ses parents car il est homosexuel, ou Deric qui se fait casser la gueule gratuitement par un groupe masqué ? Comment construire un avenir quand le présent est constitué de tromperies (Steven qui trompe Deric, Ian qui trompe Andy), de faits divers glaçants (les homosexuels représentent 30% des suicidés, le tueur en série qui coupe le pénis de ses victimes pour les insérer dans leur bouche), de drogue, et que l’ombre du VIH plane au-dessus de la ville ? Il n’y a visiblement plus de salut possible pour cette génération maudite.


Ce film est le plus déconstruit dans sa forme de la Teenage Apocalypse Trilogy, Nowhere ou Doom Generation étant beaucoup plus linéaires dans leur narration. Ici, le film est entrecoupé d’intertitres dans lesquels Gregg Araki nous offre des aphorismes, à la manière de Jean-Luc Godard dans Masculin Féminin. Le paroxysme de cet effet se trouve à 26 minutes, lorsque le film annonce que sa narration va seulement véritablement commencer. Ce défi de déconstruction narrative est osé puisque le film possède six personnages principaux. Araki arrive néanmoins à suivre tous ses personnages et à leur donner de la pertinence en les dotant de singularité et de différences : Andy est dépressif, il n’aime pas vraiment le sexe comme objet de consommation, il recherche l’amour qu’il croit, à tort, trouver en Ian. Deric, lui, aime son petit-ami Steven mais ne ressent plus l’envie de coucher avec ; Steven, de son côté, est encore plus amoureux que Deric mais le trompe car se sent frustré sexuellement. A contrario, Michèle et Patricia sont fusionnelles au point de partager le même cadre lors des entrevues. Cette caméra intradiégétique filmée depuis une télévision cathodique est d’ailleurs l’un des outils qui permet à Araki d’être au plus proche de ses personnages : dans un semblant de documentaire, à la manière d’un confessionnal qui annonce déjà la télé-réalité, il présente les différents membres de ce groupe d’amis et plonge dans leur intériorité.


Le film a toujours ce ton résolument punk propre au Araki des 90s, et n’a pas peur d’aller à l’encontre des conventions. Par exemple, s’il souhaite montrer ses personnages en train se masturber, il ne verra pas de problème à filmer la télévision sur laquelle est diffusée la scène de sodomie et d’afficher le plan serré tel quel. Autre exemple, la musique, au même titre que ses personnages, est éclectique et représente bien le romantisme, le spleen, la colère et surtout la créativité et la singularité de la jeunesse des 90s. On retrouve toute l’absurdité propre au cinéma d’Araki et qui font à la fois son charme et le sentiment de malaise que l’on peut ressentir en tant que spectateurs. Il n’est plus surprenant de croiser des femmes transporter des corps évanouis dans des escaliers, ou qui promènent des hommes en laisse, comme des chiens, ou qui hurlent à la mort sans explication devant un énorme panneau publicitaire. Le film traverse une nuit tantôt colorée, tantôt angoissante, souvent les deux. Seuls quelques plans très surprenant d’Andy à la piscine viennent contraster avec ce sentiment de déprime constant ; Araki filme son personnage avec la même candeur niaise qu’un produit de publicité dont on cherche à faire l’éloge et dont raffolent les amateurs de vaporwave. Ou plutôt non, il le filme avec amour, comme on filmerait sa muse. Ces plans n’apportent rien au récit, mais m’ont marqué en tant que spectateur, ils ont pour seul but de faire baigner le corps et le visage du sombre James Duval dans la chaleur solaire de L.A. avant de le laisser se noyer à jamais.


23/09/2023

Don Droogie

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