Aller voir Titane, c'est se souvenir de Grave, l'extraordinaire « premier film » de Julia Ducournau qui donnait à voir les marques d'un cinéma ambitieux, esthétiquement irréprochable, scénaristiquement inventif, et à l'imperfection fragile qui le rendait touchant. Cette fragilité est toujours là, bien (trop ?) cachée sans doute derrière cette plaque de métal inébranlable qui témoigne à mon sens d’une ambition trop présente de re-faire, et de re-faire mieux (rares sont les cinéastes à ne voir dans Grave un merveilleux chef-d’œuvre). Au début, des scènes hachées, décalées, qui trimbalent le spectateur dans des univers hétérogènes: Bertrand Bonello, en père exaspéré puis inquiet, scène semblant un clip de prévention pour la sécurité routière, première scène; un remake de stranger thing à la française, une lumière gris-bleue, un hôpital, une plaque de titane dans la tête, deuxième scène, et un détail qui a son importance, on nous balance à haute voix le titre du film, sans subtilité, qu’on se prend en pleine gueule « Titane », une seule fois pour tout le film, ruinant a priori toute la polysémie belle et mystérieuse que ce titre emmenait avec lui. Puis, un beau plan séquence, pulsatile, vibrant au rythme de la musique, une lumière incroyable, la force du visage et du jeu d’Agathe Rousselle, les retrouvailles de Garrance Marillier plus badass que jamais (qui s’appelle comme dans Grave et Junior, Justine), une sorte d’univers malsain et insalubre peuplé de Cadillac, d’hommes lubriques dégueulasses, de strip-teaseuses, a priori. La plaque de titane est toujours là, sous un crâne pourvu d’un stigmate monstrueux. Ce patchwork n’est pas fini, le film brasse horreur (slasher et poussant à fond le body horror avec des scènes hallucinantes d’auto-mutilation quand l’héroïne se gratte, rappelant les deux Justine précédentes), fantastique (avec un culte de la « bête » et du « monstre » comme aime à le rappeler la réalisatrice), science-fiction (tout détrempé de transhumanisme), action (on retrouve énormément de Tarantino dans cette façon guillerette de filmer un massacre, notamment Kill Bill lors de la scène du tabouret ), et aux genres multiples s’ajoutent des influences multiples, nombreuses, trop nombreuses, ou en tout cas trop ambitieuses pour faire corps, justement. Le cut de la scène de violence se fond avec une fausse fluidité dans la poursuite de la tuerie des habitants de la maison, en une double absurdité. D’abord, celle chère à Ducournau, celle de l’injuste coup du sort, et de la motivation obscure des héroïnes, purement pulsionnelles ; de l’autre, l’absurdité plus comique, qui, après avoir joué ton sur ton, s’accorde un écart qui ne fusionne pas avec le reste. Je suis d’accord pour conceptualiser ce cinéma (Titane # le choc des titans), ce qui me dérange le plus provient de son scénario : au métal froid succède le feu, aux boîtes claustro, peuplées de femmes aux couleurs grises et bleues, au règne de la violence se substituent les chaleureuses danses des pompiers, des couleurs chaudes, des scènes féminines dans leur masculinité, des scènes paisibles, calmes, douces, accompagnées par la lumière, des scènes qui finalement poussent au maximum par leur confrontation extrême l’abolition de ces cadres genrés. Ducournau travaille sur l’espace clos, fermé, la boite, de la voiture des débuts à la boîte crânienne, la nourriture en boîte que choisie de manger l’héroïne à l’instar de son vrai père, à l’enfermement de ses parents dans la chambre, à l’enfermement dans la voiture quand un homme la menace, à l’enfermement du bébé dans le ventre, à l’emprisonnement dans son propre corps et dans les mêmes boîtes que sont les carcans et autres impératifs de genre. Un nouveau robot, un terminator transhumain, qui dépasse lui aussi ses carcans et n’est pas inoxidable, au contraire, qui se trouve perméable durant tout le film, qui ne laisse sortir que les mots lorsque c’est important, devenant le nouveau « Jésus », quand Lindon est « Dieu ». Car oui, la confrontation aussi des deux protagonistes est rude, deux personnages aux antipodes dans la bonne tradition d’un buddy movie expérimental aux deux sens du terme. Et si, pour Ducourneau, le film perd sa peau, de façon reptilienne, comme ses personnages, on peut se demander s’il lui en reste à la fin, ou même, si ses personnages ont réellement une peau, une contenance, une incarnation, et si, en le farcissant à l’extrême de toutes ces références, en voulant trop en mettre, on ne fait pas exploser la peau, le cadre nécessaire à la perception, à la com-préhension.
On ne parlera que trop de la relation entre les deux protagonistes finalement, clou inattendu du film, sorte d’amour absolu de deux âmes (sans corps incarné pourtant bien réel, montré mais Lindon voit son fils là où il ne peut pas être), qui épure l’idée de relation comme « lien tendu » à travers la danse, qui ne nécessite pas de toucher mais qui semble très fluide et emplie de fluides, qui rapproche les corps marqués et blessés des deux personnages de manière radicale au-dessus d’une bande son incroyable, compensant l’absence de dialogues, qui rajoute une couche à cette façon si radicale et inquiétante dans laquelle Ducourneau inscrit son cinéma, celui des brisés, du freak-show, des monstres, celui de l’humanité mise à nue finalement. C’est ainsi qu’on ne peut ressortir indifférent de Titane, qu’on ne peut être insensible à cette profusion et à cette esthétique travaillée de façon si précise et touchante à la fois. On ne peut pas non plus reprocher à Ducourneau la multitude d’émotions traversées pendant ses films, ni la tendance à dépasser le cadre du soutenable. Mais on ne peut non plus s’empêcher, après cette expérience si hors-champ, de regarder cette si grande farcissure avec un peu moins de sérieux, et plus de dérision, qui couvre un propos si ample qu’il se perd dans un grand amalgame du cinq-cent idées la seconde, assez flou et sans vraiment d’unité, ce qui rend difficile à cerner la véritable portée du film, sinon son propos, qu’il semble si acharné à vouloir démontrer et qu’il laisse suspicieux quant au fait qu’il en ait vraiment un. 6,5/10?