Revu « Tigerland », le film de Joel Schumacher avec Colin Farell (un premier rôle pour un premier film aux USA) . Film relativement bien accepté à sa sortie, mais pas avec une super note ; alors qu’en fait, il me semble que Tigerland mérite un peu plus d’attention. Tout d’abord parce qu’il y a eu une sorte de malentendu : beaucoup de spectateurs ont été voir ce film en pensant découvrir un énième film sur la guerre du Viet-Nam ; un peu avant, il y avait encore eu « Entre ciel et Terre » d’Oliver Stone, et surtout « Forrest Gump » de Robert Zemeckis. Mais Tigerland ne se déroule pas au Viet-Nam, il plante son décor dans un camp de l’US Army, Fort Polk, qui était censé par le climat chaud et humide de la Louisane, préparer les jeunes militaires aux conditions rudes de l’Asie du sud-est. Détail direz-vous… Mais pas que.


Parce qu’un film de guerre généralement, à part les gros bourrins, évoque la situation politique. Là, mis à part le constat partagé, y compris par les officiers, que la guerre est perdue (l’action se situe en 1971), aucune autre théorie politique ne vient conforter le scénario. Et si à un moment « Tigerland » aborde la question du racisme, il ne fait que l’effleurer.


Non, « Tigerland » est en fait une étude psychologique sur le « syndrome de l’imposteur ».
Tout tourne autour de deux personnages : Roland Bozz, que l’on voit sortir de l’isolement (cellule militaire) au début du film. L’autre est son contraire : Jim Paxton (Matthew Davis), jeune engagé qui n’est pas rappeler le personnage de Chris Taylor dans « Platoon ». Paxton a fait des études il vient de New-York et rêve d’écrire un premier roman existentialiste dont la moelle nourricière serait tirée de cette expérience de guerre au Nam. Il se voit déjà l’égal d’Hemingway… Alors que Bozz vient du fin fond du Texas, n’a pas pu échapper à l’enrôlement malgré ses efforts, et se fait remarquer par une insubordination systématique qui lui vaut la colère de ses instructeurs ; pire, il s’est fait une Bible du Code de procédure militaire, et s’en sert pour faire réformer ceux qui craquent.


Dans cette partie du film, difficile d’échapper aux scènes du sergent instructeur modèle « Full Métal Jacket », mais là encore le réalisateur ne s’attarde pas à dénoncer une instruction débilitante, c’est même le contraire, puisqu’à part l’un d’eux (le Sgt Thomas), tous sont là dans le seul but de faire en sorte d’aguerrir ces recrues dont ils savent qu’à la moindre petite erreur, ils seront morts. Tous ont fait un ou deux tours de service sur le terrain et parlent d’expérience. Si Bozz prend tout ce savoir avec une sorte de dédain, il ne le remet pas en cause, sachant qu’ils ont raison, et c’est d’ailleurs pour échapper à cela qu’en cachette il prépare son évasion de Tigerland pour aller se réfugier au Mexique.


Si Bozz se ment à lui-même, ses supérieurs sont lucides quant à ce jeune dur qui joue les réfractaires, il a le charisme d’un chef mais à peur de ses propres contradictions. Ce qui lui évite la Cour martiale, le capitaine Saunders estimant qu’une fois au combat, Bozz rentrera naturellement dans le rang. C’est en misant sur ce profil qu’ils vont mener Bozz à dévoiler ses compétences en le nommant chef de section. Cadeau empoisonné qu’il accepte finalement comme si cela était dans l’ordre des choses. C’est à cette charnière du film que Bozz démontre en fait qu’il n’a aucune confiance en lui-même et que la peur de réussir lui colle à la peau. C’est d’ailleurs le capitaine qui va remettre en évidence le parcours semé de démissions de Bozz depuis l’université. Bozz est un individu intelligent, mais qui nie toute capacité à l’accomplissement personnel, et même le succès qu’il obtient en conseillant de jeunes recrues cherchant la démobilisation ne vient pas de lui, ce n’est qu’une lecture tatillonne du Code militaire qui lui apporte ses succès, c'est-à-dire pas par lui-même, mais par un élément extérieur que quiconque pourrait exploiter. Pour lui, qui sent bien que la carrière militaire serait un possible, fuir et la seule solution. Ce n’est que son amitié pour Paxton qui va le placer au pied du mur. Cette relation est une clef : Paxton admire Bozz parce qu’il porte en lui la part de sédition que lui-même ne s’autorise pas et Bozz prend sous aile cet intellectuel plus fragile que lui et dont il admire sa capacité à croire en son destin d’écrivain. Se jouera alors un principe de vases communicants dont on ne connaîtra l’issue que pour un seul protagoniste.


Peut-on sortir du doute quand il prend sa source dans nos propres fondations narcissiques ? Peut-on surmonter l’impression d’être un imposteur et donc pas à sa place dans une organisation (c’est ce ressentiment qui donne à Bozz ce faux détachement) ; qui plus est dans des circonstances exceptionnelles qui appellent des capacités exceptionnelles ? C’est de cela qu’évoque « Tigerland », et non la guerre et sa folie ; pas étonnant qu’il est été mal jugé à sa sortie… Revoyez ce film sous cet angle, et vous jugerez sûrement qu’il n’est pas si mal finalement…

Kerven
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le 26 déc. 2015

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