Baleine, tu resteras baleine (…Et au fond c’est mieux ainsi.)

Au moment d’aller voir ce film on m’a dit : « Ah ? Tu vas voir le prochain Aronofsky ? Il est marrant ce type. Son cinéma c’est vraiment de la série B avec des moyens.
– Du coup je ne te propose pas de m’accompagner je suppose…
– Ah bah si. Je viens… J’aime bien aller voir les films de Darren Aronofsky… Même si je trouve qu’effectivement c’est de la série B de luxe. »


Ce genre de paradoxe autour de Darren Aronofsky, ce n’est clairement pas la première fois que j’y suis confronté.

Ça fait des années que j’entends le pire sur cet auteur : réalisateur prétentieux qui n’a pas grand-chose à dire ; cinéaste pompeux qui surcharge ses œuvres de couches de symbolismes foireux ; imposteur qui pense avoir vu la lumière alors que celle-ci est toujours éclipsée par l’immensité de son melon… Et pourtant – une fois de plus – en arrivant dans la salle, il n’y avait presque plus un siège de libre…
…Étonnant pour quelqu’un qui entretiendrait l’imposture depuis maintenant presque trente ans.


Pourquoi commencer par-là ? Pourquoi commencer par dire ça, vous questionnez-vous peut-être ?
Eh bien tout d’abord pour souligner le fait que ce n’est pas parce qu’un auteur agace qu’il n’est pas un auteur ; et ce n’est pas parce qu’une œuvre exaspère qu’elle ne dit rien et qu’elle n’explore aucune piste pour autant...
Parce qu’en ce qui me concerne, j’ai tout connu avec l’ami Darren. Il m’a fait connaitre le paradis avec son The Fountain ou bien encore son Black Swan. Il m’a fait connaitre l’enfer avec son apocalyptique Noé. Et puis au milieu de tout ça, il a suscité chez moi des sentiments pour le moins ambivalents avec Pi, Mother ! ou bien encore The Wrestler.
Moi c’est d’ailleurs pour ça que je ne rate jamais un film de Darren Aronofsky. Je ne sais jamais sur quoi je vais tomber. Je ne sais pas si je vais crier au génie formaliste ou à la supercherie mystique…
…Mais au moins il se passe quelque-chose. Et si je me permets ce si long préambule, c’est justement parce que j’ai un peu ressenti tout ça dans ce The Whale.


The Whale, pour moi c’est vraiment tout ce que peut être le cinéma d’Aronofsky.
Des premières images qui rappellent la force d’un format audacieux, d’une photographie réfléchie et d’un sens profond de la narration par l’image.
Tant de choses sont dites et posées dès le départ. Son sujet est parfaitement incarné à peine celui-ci a-t-il été nommé.
La baleine. Plus gros mammifère qui soit. Elle peut avoir quelque-chose de gracile et de majestueux quand elle évolue dans son élément, mais elle affiche rapidement un aspect répugnant et monstrueux sitôt est-elle échouée sur le sable sec.


En un quart d’heure, ce film a tout dit.
Il a dit le cétacé qui s’est perdu parce que guidé par des prophètes de mauvais augures, promettant au mammifère une algue plus verte en dehors de son milieu de prédilection. Mais il a aussi dit tous les rapaces qui tournent autour de l’animal en décomposition ; rapaces qui tordent leur nez face au dégoût que suscite chez eux cette agonie incarnée, mais dégoût qui ne les empêche pas pour autant de rester à tourner autour de leur proie…
…Car aussi horrible puisse être la baleine échouée qu’elle suscite malgré tout la convoitise de chacun de par ces épaisses couches de graisse qu’elle agglomère autour d’elle.
Un quart d’heure qui en dit long donc… Mais le problème c’est que ce film dure plus d’un quart d’heure…


A chaque quart d’heure d’ajouté – à chaque couche d’intrigue de développée – la masse graisseuse qu’accumule ce film réchauffe autant qu’elle étouffe.
D’un côté les individualités qui tournent autour de la bête font horde et finissent par dévoiler tout un système de pensée ; ou plutôt devrait-on dire tout un système d’être : entre l’infirmière ambivalente, le prêcheur en quête de repentance et de récompense sacrées, la fille abandonnée ou bien encore l’ex-femme trahie, tout ce petit monde a sa bonne raison de s’agglutiner autour de l’animal échoué. En fait tous sont aussi échoués à leur façon, et tous d’ailleurs plus ou bien échoués pour les mêmes raisons : une incapacité quasi-pathologique à créer du lien ; à dépasser ses propres blessures et son propre ego…
…Mais le problème, c’est qu’en contrepartie, c’est aussi à cause de cette incapacité à dépasser ses propres blessures narcissiques et son propre ego qu’Aronofsky participe à faire en sorte que chaque couche de graisse rajoutée boursoufle davantage la baleine, au point qu’elle devienne un monstre.
Plus le film avance et plus il devient impossible de ne pas voir de quelle baleine il est en fait question.
Encore et toujours, Darren Aronofsky finit toujours par en arriver à un seul et même sujet ; celui qu’il connait le plus et qui l’intéresse le plus : lui-même.


Qui est cet animal qu’on juge trop lourd et répugnant mais qu’on ne peut s’empêcher de nourrir malgré tout ? Olala, mais décidément, la métaphore est bien trop subtil pour nos petits esprits…
Et le problème c’est qu’Aronofsky se sent toujours tellement au-dessus de cette mêlée qui le méprise qu’il s’adresse en retour à elle avec la même condescendance. A chaque couche de gras rajoutée on nous répète *ad nauseam *ce qui, de son point de vue, nous a certainement échappé. On verbalise à outrance. On finit par rajouter des larmes et de la musique au cas où ça n’était pas clair pour tout le monde…
Et le film ose s’étaler pendant plus de deux heures alors qu’une heure vingt auraient largement suffi…
…Quel pachyderme ce Darren.


C’est un reproche qui revient souvent à son encontre ça : la balourdise. L’emphase. Le to much...
Or c’est vrai qu’il est comme ça le cinéma de l’ami Darren. Aronofsky n’est pas un cinéaste de l’équilibre, de la mesure, de la petite touche juste. Aronofsky ne sait pas s’arrêter. Il faut toujours qu’il en rajoute. Il faut toujours qu’il joue de toutes les dimensions techniques de son média pour rajouter de la signifiance, pour rajouter du sens, pour rajouter de la sensation…
Aronofsky ne sait être autrement que dans la démesure
…Et c’est d’ailleurs pour cela que je le trouve excellent quand il s’agit de parler de l’excès de l’insouciance, de la jouissance et des illusions des pauvres gens de Coney Island dans Requiem. C’est pour cela que je le trouve éloquent quand il s’agit de peindre l’hubris d’un homme qui pensait pouvoir tromper la mort dans The Fountain. C’est pour cela que je le trouve flamboyant quand il s’agit d’évoquer la perdition d’une jeune danseuse qui s’égare dans les excès de sa pratique… Aucun de ces personnages ne sait se poser de limite. Tous se laissent dépasser par leurs excès. C’est là-dedans qu’Aronofsky excelle. C’est ça son milieu naturel. La perdition dans l’emphase. L’exploration du no limit
…D’où cette étrangeté à le voir se perdre dans ce huis-clos emmuré qu’est The Whale. Mais étrangeté qui s’explique – que lui-même Darren explique – au point que ça en devienne autant fascinant que rebutant.


The Whale, c’est ce vers quoi on pousse Aronofsky depuis le départ. De l’intimisme qu’il ne sait pas faire. De la retenue qu’il n’a pas. De la vue d’ensemble qui lui échappe...
…Alors comme pour The Wreatler, il tente. Il va là où on lui intime d’aller. Hors de l’eau… Quand bien même est-il un massif cétacé.
Dans son adaptation de pièce de théâtre intime et terne, Aronofsky s’efforce de montrer qu’il saurait faire et effectivement, sur tout le premier quart d’heure, il parvient à faire. Mais seulement Aronofsky ne sait pas jouer contre-nature, et tout son film n’est qu’une sorte de cri déchirant hurlant son envie de pouvoir être ce qu’il est et faire ce qu’il a envie de faire.
De ce cinéma contrarié accouche un film bancal, ne sachant tirer vraiment profit ni de ce qu’il s’impose comme exercice, ni de l’emphase qui ne demande qu’à rejaillir à chaque instant. Et là où Black Swan avait su trouver son élan en alternant successivement de l’un à l’autre, The Whale s’enlise, ne sachant de quel côté pencher, faisant en sorte qu’à chaque scène il s’enfonce davantage, au point d’en devenir profondément gênant.


Tel un râle d’agonie d’ailleurs, la scène finale parvient cet incroyable exploit d’avoir fait chialer une de mes voisines de salle toutes les larmes de son corps tout en parvenant à en faire pouffer de rire une autre. Et moi j’étais entre les deux, dans tous les sens du terme.
D’un côté la lourdeur…


Avec ce pas accompli par le héros et filmé comme s’il s’agissait de celui du T-Rex de Jurassic Park, comment ne pas rire, franchement…


…Et de l’autre l’inspiration et l’élan.


Soudain ce pas devient celui de l’homme retournant dans les grandes eaux. Certes c’est là où l’animal subissait régulièrement ses blessures, mais que peuvent bien valoir ces petites blessures à côté de cette longue agonie artistique ? Mieux vaut être sincère que conformiste. L’animal décolle alors dans un océan de lumière et de musique, tel un véritable pied de nez fait à ses détracteurs ; comme une façon de dire « après tout je vous emmerde ».


...
Au moment où les lumières se sont rallumées, j’ai trouvé très instructif d’observer les visages qui composaient cette salle pleine à craquer.
Il y avait d’un côté les yeux rouges et les joues humides et de l’autre les yeux injectés de sang de celles et ceux qu’on venait de convertir à la chasse à la baleine.
Ce film n’avait laissé personne indifférent. Moi-même, je me sentais assailli de sentiments contradictoires. Le plaisir d’avoir assisté à un film non sans pareil. L’obligation de reconnaitre la patte d’un auteur qui venait une fois de plus d’enrichir et de compléter son œuvre. Et puis de l’autre côté la déception d’avoir vu certains bons moments noyés dans le gras aronofskyen ; voire même l’exaspération de constater qu’une fois de plus, cet auteur était en train de se faire aspirer par ce tourbillon dont son nombril était le centre…
…Mais d’un autre côté c’est aussi ça le cinéma d’auteur. Et d’une certaine manière ce n’est pas pour me déplaire.


Oui Aronofsky agace par son arrogance, mais au moins a-t-il l’audace de proposer.
Oui aussi, Aronofsky est lourd, gras et emphatique. Mais au moins parvient-il à remplir l’assiette.
Et oui enfin Aronofsky parle souvent de lui mais au moins cherche-t-il à le faire de manière singulière.
Alors OK, on aime ou on n’aime pas mais au moins il y a là une vraie démarche d’auteur, et je m’étonne qu’auprès de certains cela en constituerait presque un problème.
Ces derniers mois on a loué James Cameron pour un Avatar 2 qui aurait pu être signé par les frères Russo ou n’importe quels autres Yes men.
Hier encore on encensait Steven Spielberg pour un The Fabelmans qui n’aurait franchement pas fait tâche sur la filmographie d’un Kenny Ortega ou autre soldat de l’Empire Disney.


A un moment donné, je pense qu’il va falloir qu’on s’interroge sur le monde dans lequel on a envie de vivre.
Est-ce qu’on veut vivre dans un monde aseptisé où tout tend à se ressembler ; recyclant perpétuellement l’ancien pour faire du nouveau ? …Ou bien est-ce qu’on veut voir un monde grouillant d’auteurs, quitte à ce que certains d’entre eux nous éclaboussent parfois de leur ego, de leur lourdeur, et de temps en temps un peu de leur talent ?
Moi en tout cas j’ai choisi mon camp.
Cette baleine a beau m’avoir laissé amer et exaspéré la plupart du temps, que je préfère néanmoins la savoir en pleine mer, susceptible de m’émouvoir à tout instant.
Alors laissons donc ce bon Darren nager dans les eaux qu’il souhaite, et peut-être qu’ainsi, un jour, le cinéma sera à nouveau à la fête…

Créée

le 11 mars 2023

Modifiée

le 11 mars 2023

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