Enregistrer sur pellicule le souvenir d'un mauvais rêve

The Souvenir - Part I était pour Joanna Hogg l'occasion, après trente ans de mise à distance, de ressusciter cinématographiquement le quasi inexplicable sentiment amoureux qu'avait éprouvé son autre elle-même : Julie, étudiante en dernière année d'une école de cinéma, pour Anthony un mystérieux dandy travaillant prétendument pour le Foreign Office mais qui, (devenu) héroïnomane, mourait finalement d'une overdose après avoir été découvert inconscient dans les toilettes publiques d'un musée londonien.


La réalisatrice Joanna Hogg, n'en ayant pas fini avec la remémoration de ce semi-autobiographique Souvenir, a dans la foulée écrit et tourné une Part II, sortie sur les écrans quelque deux ans plus tard (2021). On y voit Julie, apprentie réalisatrice, tenter de se ressaisir et de boucler sa dernière année d'école de cinéma avec l'écriture du script puis le tournage d'un film de fin d'études pleinement avalisés par ses professeurs.
À cette fin, Julie a maintenant l'idée de faire de sa malheureuse histoire d'amour le sujet de son film. Ça serait une sorte de mémorial à Anthony. Et pour elle, une façon de faire son deuil et, peut-être aussi, de se reconstruire. Elle tâtonne, n'est sûre de rien. Elle n'arrive toujours pas à saisir qui était vraiment cet homme mystérieux. Rien d'autre qu'un mytho ? A-t-elle été à ce point aveugle ?


On la voit tenter de remettre en scène des moments que la première partie nous a déjà montrés. N'étant encore qu'apprentie-réalisatrice (alors que la partie I est le fait d'une réalisatrice chevronnée, celle qu'elle deviendra trente ans plus tard), ses tâtonnements, forcément, sont très imparfaits. Mais intéressants et instructifs pour le spectateur : on la voit essayer de fabriquer, de mettre en scène un film, essayer de reproduire ce qu'elle a vécu, de transmettre sa vision de cette navrante histoire, de faire comprendre la psychologie de ses protagonistes aux autres étudiants (qui forment son équipe de tournage) et aux acteurs de son film (qu'elle a choisis avec sa directrice de casting). On la voit s'engueuler avec le chef op. (un étudiant de son année) qui lui reproche de ne pas avoir fait un découpage précis du script et donc d'arrêter les choses (ou de les préciser) au dernier moment, si bien que lui n'a pas le temps de préparer l'éclairage adéquat de la scène à tourner, etc.
Hogg nous fait un peu toucher du doigt les difficultés que rencontre un apprenti-réalisateur... et pour ceux qui s'intéressent non seulement à la genèse mais à la fabrication concrète d'un film, c'est à la fois instructif et distrayant. Elle nous montre l'aspect artistique mais aussi toute la dimension technique (et financière) du film, ses dessous, ses coulisses, le temps de tournage imparti pour telle ou telle séquence.
À côté de ça, on voit aussi Julie se reprendre en main. On la voit dans sa vie personnelle, restituer les vêtements, qu'Anthony avait laissés chez elle, aux parents de celui-ci, prendre part à leur chagrin, leurs questionnements. Et pas seulement. On la voit elle-même s'entêter à tirer des réponses des personnes (louches ou pas) ayant approché Anthony : - "Travaillait-il pour le Foreign Office ?" - "C'était un junkie". Rien d'autre ?


Un film glauque ? Pas du tout. Le directeur de la photographie a fait des miracles. Sous sa caméra, la campagne anglaise est d'une beauté quasi magique. Il y a la jolie maison des parents de Julie (eux-mêmes si compréhensifs, si attentionnés), les jardins qui croulent sous les roses, les champs couverts jusqu'à l'horizon de marguerites au milieu desquelles Julie s'apaise et se revivifie, retrouve une raison d'exister. C'est qu'il y a ce film à faire ou à finir ! On se demande si elle va y arriver...
Et parallèlement, on voit d'autres films se tourner dans l'immense, immense hangar qui sert de studio et de plateau de cinéma aux élèves de la classe. Et où le spectateur se sent lui-même un peu comme un élève. [D'ailleurs, cet immense hangar-studio dans lequel ils réalisent leurs films et dont la porte coulissante fait un bruit d'enfer, il me semble bien l'avoir déjà vu dans le Inland Empire de Lynch.]


J'oubliais de dire qu'en même temps qu'elle redevient l'apprentie-réalisatrice qu'elle est supposée être, Julie reprend goût à la vie, a des aventures d'un soir avec tel ou tel (tous castés aux petits oignons, je pense notamment à un corps d'une blancheur exquise) ; c'est que depuis / avec Anthony, elle s'est habituée à avoir quelqu'un dans son lit et elle est en manque d'amour. Elle essuie un râteau (très gentiment administré) avec le monteur de son film (qu'elle découvre à son goût, forcément c'est Joe Alwyn).
Et puis, il y a des ellipses (une technique très prisée au cinéma).
Vient le grand jour : la présentation des films des élèves de l'école devant un public choisi de parents, amis, professionnels, etc. Et je vous laisse la surprise du film de Julie, titré bien sûr The Souvenir. Sa durée : 10-12 minutes.
Les professeurs sont ravis, la félicitent.
La voici jeune réalisatrice. Elle tourne quelques films de commande, peut enfin rembourser sa mère des nombreuses sommes empruntées.
Un journaliste vient même l'interviewer. On la sent rayonnante, désormais sûre d'elle-même.
La fin des années 80 arrive. Le mur de Berlin est abattu. Julie y assiste devant sa télé et pour la première fois pleure à chaudes larmes. Ça lui remémore sans doute le mur de peluches qu'Anthony avait construit entre eux dans le lit abritant leur amour à ses débuts. Julie n'a pas oublié, tout ça est enfoui, gravé dans sa mémoire. Un premier amour ne s'oublie pas.
Elle est devenue ce qu'elle voulait être. Elle tourne, elle est réalisatrice de films. Côté coeur, elle n'a personne. Une année a passé, on fête à nouveau son anniversaire. Tous ses potes de cinéma sont venus. On boit, on rit, on mange un énorme gâteau d'anniversaire, on est heureux ensemble. Julie resplendit, rit aux éclats, "adore" tous ses invités, joue maintenant aussi bien qu'une autre la comédie du bonheur. La caméra recule, recule, sort à reculons de l'appartement. Qui apparaît n'être qu'un décor. On est en plein tournage : Julie et tous ses potes sont des acteurs en train de jouer. On se trouve, en fait, dans l'immense hangar-studio dont je vous ai parlé plus haut. De très nombreux techniciens assistent au tournage de la scène d'anniversaire. Plan d'ensemble en travelling arrière ; une voix crie "Cut"... et générique final.


Voilà le souvenir d'un mauvais rêve, un amour défunt cicatrisé... et mis en bobines. Je pense : une oeuvre d'art, sorte de perle baroque résultant d'un long et très curieux processus de nacrification.

Fleming
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le 16 févr. 2022

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