On le sait, les voies de la notoriété sont parfois mystérieuses. Joanna Hogg, née le 20 mars 1960 à Londres, est une réalisatrice reconnue depuis plus de dix ans déjà dans son propre pays, mais, en France, il ne nous est loisible de mesurer le bien-fondé de cette reconnaissance qu’auprès de sa dernière réalisation en date, un diptyque éminemment singulier et fascinant, « The Souvenir, Part I & II » (2022). Les deux films sont présentés comme pouvant fonctionner aussi bien conjointement que séparément et cette promesse se vérifie, même si, bien évidemment, les deux opus ne prennent totalement leur sens que dans l’interaction qu’ils entretiennent l’un avec l’autre.


« The Souvenir. Part I » entraîne dans le souvenir lui-même, son chatoiement, sa séduction, mais aussi sa nostalgie. En des couleurs comme pâlies, grâce à la très belle image, légèrement brumeuse, comme poudrée, de David Raedeker, nous suivons l’amour tourmenté qui se noue entre Julie (Honor Swinton Byrne), étudiante en cinéma, et Anthony (Tom Burke), dandy esthète, aussi séduisant que mystérieux, qui assure travailler au Foreign Office, d’où la nécessaire discrétion dont il entoure l’exercice de ses fonctions et le déroulement de son emploi du temps.


Face à la jeune fille pâle, jusqu’alors plus observatrice du monde, retranchée derrière son appareil photographique, que réellement actrice de sa propre existence, la dimension de confession autobiographique, de la part de Joanna Hogg, semble évidente. Tout en reconnaissant cet aspect, la réalisatrice défend toutefois fermement la liberté créatrice qu’elle s’est accordée dans l’élaboration de ses deux œuvres conjointes. Portée par l’énergie de la musique des années 80, elle nous emporte dans cet amour qui semble concilier modernité (les ambitions de Julie, l’actualité politique suivie par Anthony, leurs fêtes entre amis…) et forte nostalgie des temps anciens. Anthony conduit ainsi Julie devant l’énigmatique tableau de Fragonard qui donnera son titre au film, l’initie aux restaurants nichés dans des palaces désuets, l’emporte jusqu’à Venise et sa séduction d’au-delà du temps… Le bonheur du couple se vit dans un état semi-onirique, qui peuple l’appartement hyper moderne d’objets et de meubles anciens, et se voit à peine égratigné par des notes dissonantes : les soudains besoins d’argent de plus en plus fréquemment exprimés par Anthony et financés, à grands renforts de mensonges filiaux, par la mère aristocratique de Julie (Tilda Swinton, mère à l’écran comme à la ville), ses absences…


Mais si ce lien ancre Julie dans le charnel de l’existence et lui permet enfin de s’épanouir comme femme, il bouscule aussi ses études et les secousses de plus en plus violentes encaissées par le couple vont déstabiliser de plus en plus fortement son éclosion professionnelle.


Il n’empêche. Avec une subtilité remarquable et une délicatesse, un sens des nuances, qui forcent l’admiration, Joanna Hogg parvient à exposer de belle manière combien une relation, même viciée de l’intérieur et intrinsèquement condamnée, peut être fondatrice et permettre à une personnalité de se construire, à une artiste d’y plonger profondément ses racines. Ce sont ces processus qui seront explorés dans le second volet.

AnneSchneider
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le 6 févr. 2022

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Anne Schneider

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