D'après le témoignage de son ami Wiesław Ochman, lorsqu'il commençait à peindre, Zdzisław Beksiński ne savait jamais vraiment trop à quoi ressemblerait le résultat final. On pourrait en dire autant de ce film de 2018 lui étant consacré, Ostatnia Rodzina, "La Dernière Famille", signé du réalisateur Jan P. Mastuszyński, car même en ayant connaissance de la fin tragique de l'intéressé, on vole de surprise en surprise dans ce "biopic" détonnant, aussi peu commun que l'homme et l'oeuvre dont il traite.


Révéré mais controversé dans sa Pologne natale, le nom de Beksiński est injustement méconnu du grand public français, alors qu'il s'agit selon moi du plus grand peintre surréaliste du XXème siècle ; en tout cas le plus radical. Allant de la peinture à la photographie en passant par la sculpture et le digital, son oeuvre immédiatement reconnaissable se caractérise par une intense morbidité post-apocalyptique nimbée de symbolisme religieux et d'une forte connotation sexuelle, le tout à grands renforts de clairs obscurs extraordinaires. Dire de son style qu'il est unique et sans compromis serait l'euphémisme de l'année. Ce n'est pas pour tout le monde, mais pour ma part je trouve une profonde quiétude dans son imaginaire glauque, depuis ses cathédrales d'ossements jusqu'à ses montures faméliques.


À ce titre, la première surprise de La Dernière Famille, le spectateur la partage avec le galeriste et biographe de l'artiste, Piotr Dmochowski (Andrzej Chyra, méconnaissable), lorsque celui-ci vient lui rendre visite à son domicile : celle de découvrir un cinquantenaire d'apparence tout à fait banale, avec lunettes et léger embonpoint, humble, affable, et assez laconique vis-à-vis de son travail, pourtant inspiré par ses propres cauchemars et névroses. Sa famille est, du moins en apparence, tout aussi normale : son épouse Zofia (Zosia pour les intimes), la mère de cette dernière et celle de l'artiste occupent un appartement dans un immeuble sinistre de la banlieue varsovienne, bien que vaste et cossu selon les standards de l'époque, tandis que le fils Tomasz (Tomek) vit dans un studio à quelques étages de là. Une brave famille polonaise, semblerait-il.


Mais sembler n'est pas être, car en vérité le quotidien de la tribu Beksiński est essentiellement régi par les tendances suicidaires de Tomek, DJ et traducteur de talent (il assure notamment le voiceover de L'Espion qui m'aimait, James Bond de Roger Moore) mais incapable de surpasser sa peur du vide et son incapacité à exister hors du carcan familial. Mère-courage profondément catholique, Zosia fait ce qu'elle peut pour lui venir en aide, peu aidée en cela par son mari attentiste et obsédé par son nouveau jouet, un caméscope qu'il utilise même lors des funérailles de proches.


Et son oeuvre, dans tout cela ? Deuxième surprise, elle n'est jamais au centre de l'objectif de Jan P. Mastuszyński, si ce n'est très occasionnellement via le truchement du caméscope de Beksiński ou de la caméra d'une équipe de télévision. Elle n'est pas reléguée non plus à l'atelier comme c'est souvent le cas, mais fièrement exhibée sur les murs des deux appartements familiaux, ce qui jure avec l'apparente modestie de "Zdzisiek". Telle n'est pas le moindre des tours de force de Mastuszyński : réussir à montrer l'oeuvre oppressante et tourmentée de Beksiński sous un jour nouveau, en ne le montrant pas vraiment, ou alors seulement en la cantonnant à l'arrière-plan ou au coin de l'écran, comme un de ces multiples détails macabres dont ses fresques sont remplies. Le résultat est subtil mais très efficace.


De manière générale, Mastuszyński réalise un sans-fautes, côté mise en scène : sa caméra se promène avec élégance mais sans fausse pudeur entre les deux appartements, dans ce qui est essentiellement un hui-clos ponctuellement interrompu par des moments de bravoure comme cette séquence aérienne magistralement maquillée en long-take. Par sa gestion des décors et des espaces, la patte Mastuszyński n'est pas sans rappeler celle de son compatriote Pawel Pawlikowski, réalisateur des primés Ida et Guerre Froide, mais en moins ostentatoire, car au noir et blanc rétro de ce dernier, il substitue une photographie blafarde mais non moins sublime, dont les teintes grisâtres rappellent les dernières années de l'oeuvre de Beksiński, mais sans jamais chercher à la calquer ni à la dupliquer comme une autre de ses compatriotes, Dorota Kubiela, a pu le faire avec celle de Van Gogh dans son film d'animation.


De par son approche plus froide et distanciée, le film de Mastuszyński rappelle davantage le très bon Mr Turner de Mike Leigh, consacré à l'aquarelliste anglais, mais avec un humour noir et acide bien à lui. La Dernière Famille bénéficie en outre de l'alchimie de son trio d'acteurs principaux : Andrzej Seweryn, flegmatique et énigmatique Beksiński ; Dawid Ogrodnik, pitoyable et attachant Tomek ; et Aleksandra Konieczna, calme et bienveillante Zosia. Intellectuel mais jamais trop bavard, La Dernière Famille offre un regard original mais sans concessions sur un artiste de génie et sur Beksiński l'homme, qui fit de nombreux dons à des œuvres de charité, mais qui préfère filmer les crises de violence de son fils plutôt que lui venir en aide...


Mais comme le rappelle judicieusement le film de Jan P. Mastuszyński, ce paradoxe est bel et bien inhérent à l'oeuvre de Zdzisław Beksiński, beaucoup plus équivoque que ses visuels cauchemardesques ne le suggèrent au premier regard. Les apparences sont trompeuses, et l'inaction et les non-dits souvent bien plus violents et destructeurs que les images de mort et les armes, telles que celle qui finit par prendre la vie et les rêves de l'artiste, dans le silence nocturne de son appartement et de ses œuvres...

Szalinowski
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le 6 août 2020

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