Sylvain Tesson, de jolis paysages… Et Sylvain Tesson.

En ce qui me concerne, cela ne fait pas si longtemps que ça que Sylvain Tesson est passé dans le champ de mon radar. En fait, ça ne remonte qu’à une grosse année, avec la sortie du film la Panthère des neiges.
Avant ça, j’avais bien eu l’occasion d’entendre quelques-unes de ses saillies à l’encontre des Gilets jaunes, mais son nom ne m’avait pas imprimé l’esprit. Par contre dans le film-documentaire de Marie Amiguet et de Vincent Munier ce fut tout l’inverse. Sa présence m’avait interpellé. Sa posture m’avait amusé. Son verbe et son regard m’avaient séduit…
Je m’étais alors promis qu’après le visionnage de ce film je m’intéresserai d’un peu plus près à ce bonhomme comme à son œuvre, mais pour finalement ne rien en faire. D’une certaine manière, la sortie de ce Sur les chemins noirs fut donc pour moi l’occasion d’honorer ma promesse de manière un peu détournée.


Car il faut le savoir, plus qu’une simple adaptation d’un de ses romans, ce film de Denis Imbert relate un pan de la vie de Sylvain Tesson. Cet écrivain a succès qui chute bêtement d’un toit après une nuit d’ivresse et qui se promet de traverser la France de long en large pour mieux se reconstruire, c’est lui. Dit autrement, ces Chemins noirs c’est du Sylvain Tesson raconté par Sylvain Tesson à la façon de Sylvain Tesson…
…Et putain que c’est lourd.


Au départ – je ne dis pas – j’ai trouvé le film plutôt efficace.
Il évite le piège du récit linéaire. Il construit sa narration autour d’un parcours croisé ; celui de la difficile remontée d’un côté et celui de l’irrémédiable chute de l’autre.
L’alternance est maligne. Le cheminement devient l’enjeu central du film et invite le spectateur. La mise-en-scène de Denis Imbert, faite toute en plans de détail et en épuration des sons, favorise le fait d’avoir à appréhender cette histoire par les sens. Face à cette expérience, le personnage principal de Pierre apparait plus comme un compagnon de marche plutôt que comme un centre d’intérêt. Son verbe posé enrichit la marche de son expérience ; de son approche de l’endroit et du moment.
J’avais l’impression de me retrouver face à film cherchant à se situer entre la Panthère des neiges et le scaphandre et le papillon. Ça m’allait très bien…
…Mais ça ce n’était que l’illusion des débuts.


Plus le film avance et plus il devient difficile d’ignorer quel est en fait son vrai centre d’intérêt. Et ce véritable centre d’intérêt, c’est Sylvain Tesson lui-même
…Enfin – pardon – devrais-je dire le personnage de Pierre Giraud.
Ce n’est plus le personnage qu’on met là pour mettre en valeur la nature mais bien la nature qu’on met là pour être au service du personnage.
Très vite le verbe ne sert plus à réfléchir sur ce que l’on voit, sur ce que l’on vit ou sur ce qui nous échappe. Il préfère à la place participer à façonner la figure romantique de l’écrivain.
A travers les mots de Dujardin, Tesson s’écoute parler et on sent qu’il se trouve vraiment très beau présenté ainsi. Ça lui plait. Il s’aime en figure romantique, voire romanesque…
…Par contre moi, en tant que spectateur, j’avoue que j’ai beaucoup moins aimé. Ça m’a beaucoup moins plu. Parce que bon – on ne va se mentir – entre les paysages du Cantal et Sylvain Tesson qui parle du Cantal pour mieux parler de Sylvain Tesson, moi je préfère le Cantal tout court.


« Il y a des hommes qui seraient prêts à tout pour rentrer dans l’Histoire. Mais nous sommes très peu à vouloir nous évader par la Géographie. C’est vraiment en observant toute la majesté de ces vastes étendues qu’on peut vraiment goûter à la vraie saveur de la liberté. C’est en scrutant la beauté sauvage de cette nature préservée que des hommes indomptables comme moi peuvent prendre pleinement conscience d’à quel point…
– Euh… Eh bah justement Sylvain. Tu pourrais te décaler un petit peu s’teu plait, parce que là on ne voit que t…
– Ce silence des terres désolées, c’est celui qui rappelle aux cœurs braves comme le mien que le progrès égare aujourd’hui les hommes ; que le vacarme assourdissant de ces bruits vains et stériles…
– Oui bah du coup… Ta gueule ? »
Putain si seulement ce film savait se taire deux secondes…
Si seulement le personnage de Pierre savait faire une petite pause dans un gîte pour arrêter de chercher à capter l’attention en permanence sur lui…


Combien de plans de paysages à côté de tous ceux valorisant Pierre le baroudeur ?
Pierre qui pète des branches de ses mains viriles… Pierre qui allume des feux comme un vieux chef sioux… Pierre qui écrit sa prose le regard songeur, petit cigarillo au bec...
Idem, chaque personnage rencontré n’est au fond là que pour valoriser Pierre.
Ah ça ! Pierre il sait les séduire en un clin d’œil les jolies pépées qui vendent du fromage sur les crêtes ! Pareil pour ces vaches qu’il connaitrait presque mieux que le paysan qui les élève !
Sa sœur, son pote, la pote de sa mère : tous sont là pour montrer à quel point Pierre est un personnage classe, profond, séduisant, impénétrable, indomptable, doté d’une volonté et d’une puissance physique à la limite du surnaturel…
…C’est gonflant.


C’est d’autant plus gonflant que je ne trouve même pas ce personnage de Pierre bien profond. Pierre est un enfant gâté qui n’aime pas qu’on lui dise non. On lui ferme la porte il passe par la fenêtre. On lui demande de se reposer, il part à la montagne. On lui demande de prendre ses médicaments, il les balance à la rivière…
Au final ce mec a été à l’origine de vingt-quatre hospitalisations, dix-huit hélitroyages, quatre-vingt-quatre squattages de logements de personnes de bonne volonté qui l’ont récupéré mourant sur la route… Mais à part ça il est libre, invincible et rebelle. Totalement émancipé du monde moderne. Un vrai thug quoi…


Je trouve d’ailleurs qu’il y a un drôle de paradoxe à conspuer d’un côté une culture de la surconsommation, du trop-plein d’énergie et du non-respect des limites – au point de poser son ancienne vie dissolue comme étant le produit de cette culture toxique-là – et de l’autre se lancer dans un trek de l’impossible, en dépit des limites dictées par son propre corps et de celle d’un système social dont il creuse à lui seul la moitié du trou.
Au fond Pierre continue de n’en faire qu’à sa tête et à s’arranger avec les contraintes du monde réel. Comme un symbole, alors qu’il prétend arpenter la « diagonale du vide », cela ne lui dérange pas du tout de la détourner d’un bon 90°, parce que manifestement – aux yeux de Sylvain Tesson – passer par le Mercantour, la vallée de la Loire et la Normandie, c’est sûrement plus glamour que de finir sa course dans les Ardennes…
…Donc tout ça finit au pied du Mont-Saint-Michel parce que c’est quand même plus joli. Et une fois qu’on s’y retrouve, qu’est-ce qu’on fait de tout ça ? Qu’est-ce qu’on en tire ?
Attention spoiler :


Rien.


...
Tout ça sonne un peu creux tout de même.
Alors certes, parfois c’est joli. Un plan de drone au-dessus d’un large paysage ou bien une belle tournure de phrase et alors on accepte de se laisser charmer un peu…
…Et puis juste après on doit se cogner des parpaingages de Sylvain la tchatche ; Sylvain le poseur ; Sylvain te raconte la vie du haut de ses impénétrables certitudes de sage…
…Et là ça vire parfois à la farce.


Ce qu’il y a d’ailleurs de terrible dans le fait d’avoir choisi Jean Dujardin pour incarner le rôle-phare, c’est qu’avant de jouer Sylvain l’übermensch, il a joué le réac et ringard agent OSS. Or, combien de fois les postures surfaites de l’écrivain-vadrouilleur favorisent les confusions fort malaisantes avec l’espion-pastiche du duo Halin-Hazanavicius ?
Pierre philosophe à base de peur, de porte et de Napoléon et moi je vois Hubert échanger les tirades obscures dans un salon cairote face à un François Damiens médusé.
Pierre se remémore sa mère disparue et moi je vois Hubert pleurer son ami Jack.
Pierre se rend compte qu’il aurait mieux fait de prendre de l’eau à cette ferme quand on lui en a proposée, et moi je vois Hubert se plaindre que son arc en plastique n’est qu’un jouet…
Et franchement, ça me ferait presque chier de réduire Sylvain Tesson qu’à un banal personnage de réac prétentieux et arrogant qui ne se rend même pas compte d’à quel point il peut apparaitre parfois risible à ses dépens…
…Ça me ferait presque chier parce que je considère – et ça risque de surprendre quelques-uns de mes habitués – que Sylvain Tesson apporte quelque-chose au paysage culturel actuel.
Combien d’auteurs ont encore aujourd’hui ce sens des mots comme Tesson l’a ? Ce goût du mot caressé, du mot incarné ?


Combien d’auteurs savent aussi bien enraciner les hommes dans la nature ? Dernièrement je lisais les Pizzlys du renommé Jérémie Moreau. Même postulat que Tesson, un talent évident, mais un échec global à savoir transcender la nature dans toute sa majesté.
J’aime ça chez Tesson. Et ça m’emmerde vraiment qu’il y ait trop de Tesson chez Tesson pour que je puisse vraiment profiter de ce qu’il pourrait m’apporter…
…Et même chose pour ce film qui, bien qu’il m’ait assommé sur le temps long, est tout de même parfois parvenu à me faire un peu vibrer.


En fait je crois que le Tesson que j’aime c’est finalement le Tesson que j’ai su surprendre par bonheur et par hasard aux sommets des plateaux himalayens : ce Tesson qu’on ne vénère et qu’on ne reconstruit pas pour en faire un héros à la mesure de son amour-propre ; ce Tesson à qui la nature rappelle à une véritable modestie. En d’autres mots, le Sylvain Tesson qu’a su nous montrer la Panthère des neiges.
C’est sûrement sur ce point-là que Denis Imbert avait quelque-chose à faire pour vraiment savoir donner de la majesté et de la solennité à l’ouvrage de Tesson. Il aurait fallu dégonfler les chevilles du grand Sylvain et pour sûr que celui-ci aurait mieux marché à travers ses paysages français.


Comme quoi la clef d’une grande œuvre ne tient parfois à pas grand-chose.
Parfois il suffit juste d’appliquer à la lettre ses propres principes.
Ne parler que pour se mettre au service du sujet qu’on prétend traiter…
…Et derrière lui, savoir modestement s’effacer.


Après je me dis que ces Chemins noirs ont été écrits trois ans avant la Panthère des neiges, quand le film, lui, est sorti un an après.
Alors peut-être qu’en remettant les horloges à l’endroit, je puisse me permettre d’espérer, de voir apparaitre dans un film futur, un Tesson encore davantage assagi…
Donc laissons le temps couler, la nature agir et l’homme se faire,
Et peut-être qu’à l’avenir, face au talent de Tesson, ce sera à mon tour de me taire…

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le 20 mars 2023

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