Autant ne pas y aller par quatre chemins, je vais me payer le grand maître. Que dire qui n’ait pas déjà été dit ? Que ce film est long, hermétique, chiant et prétentieux ? Non, c’est en fait la philosophie de l’approche tarkovskienne qui est plus que problématique.

Pour bien comprendre le marchand de sable, il est très intéressant de l’opposer à Kubrick. Tarkovski n’aimait pas la froideur technique et le cynisme cérébral des films de Kubrick, notamment 2001, l'Odyssée de l'espace, d’où la réponse Solaris.

Il n’y a pas d’histoire dans Stalker ou dans Solaris, et ce ne sont pas vraiment des films de science-fiction. Tarkovski détestait la science-fiction et a admis que son Stalker n’a pas grand-chose à voir avec le roman. La zone est devenue un subterfuge dramatique pour faire surgir les personnalités des protagonistes à l’écran.

L’auteur du roman Solaris a détesté son adaptation épurée de science-fiction. Là aussi, l’histoire n’est qu’un prétexte pour représenter la vie intérieure des personnages. Il reprochait sur le fond à Tarkovski d’avoir fait Crime et Châtiment plutôt que Solaris, en omettant les aspects épistémologiques et cognitifs de son livre.

Dans Orange Mécanique, Kubrick omettait de préciser ce que veut dire « Orange », ou encore des pans entiers de l’intrigue de 2001 sont occultés dans son film. C’est un choix artistique qui ne contredit pas l’œuvre d’origine. Cette approche s’oppose à celle d’un Nolan qui a tendance à mettre les points sur les i, et à bien expliciter son message à travers des lignes de dialogue.

La version Tarkovski de Stalker et celle de Solaris ne suivent pas l’approche de Kubrick. Tarkovski n’occulte pas, il se sert de l’œuvre d’origine afin de produire quelque chose qui n’a rien à voir.

Dans les films de Tarkovski, la logique des choses est inversée. Les évènements ne sont plus au service de l’intrigue, c’est l’intrigue qui est au service des évènements, et la vision de l’auteur s’exprimera à travers ces évènements. La zone de Stalker et l’océan de Solaris ne sont pour Tarkovski que des ustensiles interchangeables, et la mythologie qui leur est associée dans les romans est balancée aux oubliettes.

Stalker constitue une forme de cinéma qui s’exprime par l’expérience presque indicible qu’elle procure et non par la narration directe. Ce qui compte, c’est le style. Un style qui parle de lui-même, où il faut se laisser porter par son délire quasi hypnotique, sinon vous ne « comprendrez » rien. L’important est le ressenti, l’expérience que procurent les films de Tarkovski.

Par exemple, prenez La Parole, de Carl Theodor Dreyer qui était un des (rares) réalisateurs préférés de Tarkovski. On ne peut pas apprécier la fin du film si on n’est pas soi-même croyant. La fin n’est pas une métaphore, Dreyer était très croyant, tout comme Tarkovski. Dreyer pensait que l’on pouvait atteindre une forme de sainteté dans la vraie vie, il croyait au triomphe de l’âme sur le fanatisme (le film dénonce l’ineptie de la rivalité entre les dogmes chrétiens) mais aussi sur le scepticisme rationnel.

Stalker ne parle pas explicitement de religion, mais l’imagerie religieuse est bien présente, avec par exemple la couronne d’épines. Il est difficile de ne pas faire le rapprochement entre la fin de Stalker (la jeune fille…) et celle de La Parole. Et puis, il y avait la censure soviétique de l'époque...

Le cheminement narratif de Stalker correspond de façon bluffante à la définition d’un mystère dans la foi chrétienne, notamment en ce qui concerne la zone. Le mystère n'est pas ce que l'on ne peut comprendre, mais ce que l'on n'a jamais fini de comprendre, et qui ne peut être compris de façon ultime que dans la foi. La nature du mystère est bien illustrée par une réplique du film :

Il suffit de leur donner un nom pour que leur sens s’estompe, s’évapore, se désagrège. Comme une méduse au soleil…

Peut-être que Tarkovski avait peur de faire de dont il se sentait incapable, et de ne produire que du mauvais Dostoïevski. Il faut avouer que le mystère a ses attraits, et qu’il est bien commode de l’exploiter sans vergogne dans la procrastination perpétuelle plutôt que de chercher à raconter quelque chose, d'où les longueurs du film et d'où le rejet de l'intrigue du roman.

Dixit un autre moustachu qui ironisait sur le prétendu dévoiement temporel du culte suite au concile Vatican II :

Sans le latin, sans le latin, plus de mystère magique.
Le rite qui nous envoûte s'avère alors anodin, sans le latin, sans le latin, et les fidèl's s'en foutent.
Ô très Sainte Marie Mèr' de Dieu, dites à ces putains de moines qu'ils nous emmerdent sans le latin.

Pour Tarkovski comme pour les intégristes, peu importe ce que vous racontez, ce qui compte c’est la façon dont vous le faites afin de susciter une réaction chez les spectateurs/fidèles.

Tarkovski rejette à la fois la raison, la rationalité et la science. Son approche s'avère au final bien superficielle pour peu que l'on gratte la surface.

L’ensemble de son œuvre ô combien austère manque cruellement de vie, d’authenticité et de dynamisme. Pourquoi le spectateur éprouverait-il de l’empathie pour ces zombies désincarnés ? En réalité Tarkovski insufflait ses propres émois dans ses personnages pantins. Cf. Solaris :

Que tu sois envoyée par l'Océan pour me torturer, ou pour mon bien, quelle importance ? Tu m'es plus chère que toutes les vérités scientifiques de l'Univers...

Émois d’un triste spiritualiste, qui cherchait à survivre au matérialisme (au sens philosophique), avec qui vous êtes invité à communier.

Pour conclure, l’approche tarkovskienne rend impossible d’apprécier le film si on se refuse à souscrire à ce type d’expérience. Aucune mise à distance n'est possible, ce n'est plus du cinéma, c'est de la religion.

Lepidoptep
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le 9 mars 2024

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