"Soy Cuba", c’est par ces mots que cette voix off nous accueille dans ses paysages majestueux avec de doux accords de guitare, nous invitant au voyage pour découvrir cette terre riche de beauté naturelle et authentique mais aussi profondément marquée par les stigmates du joug de la dictature de Batista, le film expose et confronte ces divers aspects et on le constate très vite. La fracture intervient avec ce premier raccord où nous sommes brusquement délogé de notre embarcation fluviale apaisante dans la jungle cubaine pour atterrir en haut d’un toit des quartiers bourgeois où se déroule une fête extravagante. Le décor thématique est planté.

Le film se divise clairement en quatre parties, une première nous plongeant donc dans ces coins précieux de la haute société, de l’opulence narcissique de ce peuple privilégié, de ces jeunes filles cubaines servant d’objets sexuels pour les yankees de passage arborant leur argent à tout va, une exubérance perverse qui tranche tellement avec la détresse dans laquelle vivent les villageois des bidonvilles environnants. La seconde démontre la cruauté de l’exploitation du capital sur le marché agricole où les paysans tentent de survivre grâce à des plaisirs simples malgré leur condition précaire. La troisième s’intéresse davantage au début du mouvement révolutionnaire pro-castriste dont l’objectif est d’éliminer un assassin rattaché au régime impitoyable de Batista, il se rendent rapidement compte que leur combat ne sera pas sans sacrifices, l’issue sera d’ailleurs tragique. La dernière partie nous immerge aux premières lueurs de la rébellion dirigée par Fidel Castro et de l’engagement d’un villageois meurtri et revanchard, la lutte armée est engagée laissant émerger un profond sentiment d’espoir retrouvé.

Tout d’abord je n’ai pas forcément envie d’insister sur le fait que le film est très certainement propagandiste, ça saute aux yeux, c’est tout de même très contestataire envers l’oppression du régime de Batista sur le peuple cubain, il est clairement ancré dans son époque du début des années 60, quelques années après la destitution du dictateur et par la même occasion pour mettre en valeur les idéaux communistes face à des tensions palpables avec les États-Unis. De plus le réalisateur russe Mikhaïl Kalatozov semble honnêtement prendre parti pour ce mouvement en signant un long métrage qui sera d’ailleurs longtemps sujet à la censure, les spectateurs ne le découvriront qu’après la chute de l’Union Soviétique trois décennies plus tard (en 1993 plus précisément où il fut réhabilité par Coppola et Scorsese). Cependant le propos est également dépeint avec beaucoup de sensibilité et de poésie en imbriquant le tout dans une construction narrative intelligente, rapportant de réels contrastes socio-démographiques ainsi que des enjeux politiques et humains. Rien n’est vraiment gratuit comme on pourrait le croire, c’est pour cela que le terme de 'propagande' n’est jamais grossier, sauf peut être à la fin mais la globalité de l’oeuvre est tellement réussie qu’on peut très largement laisser de côté ce petit excès démonstratif d'héroïsme symbolique (dont aujourd’hui on se moque un peu il faut le dire).

Après il ne faut pas se mentir le véritable tour de force de "Soy Cuba" c’est sa technique, on prend un pied monstrueux de bout en bout, ce film transpire le cinéma par tous ses pores, si on est amateur de plans séquences dantesques on ne peut qu'être gracieusement servi, et ça démarre très fort avec ce travelling absolument démentiel partant du toit d’un immeuble pour redescendre dans une piscine en passant entre deux en revue l’aristocratie cubaine sous fond de musique jazz, en à peine quelques minutes le long métrage est déjà mémorable. L’utilisation de la caméra est incroyable, l’objectif semble flotter dans les airs, empruntant des trajectoires improbables, parfois complètement folles pour l’époque, Kalatozov se place en total virtuose tout en ne se reposant pas uniquement sur cet acquis car la gestion du cadre, de la focale et de la photographie est également bluffante, ce qui rend son oeuvre encore plus somptueuse picturalement parlant, des plans me reviennent et me resteront en mémoire, d’une beauté intemporelle. Je ne pense pas me tromper en supposant que ce film fut fondateur en terme de processus créatif pour bon nombre de réalisateurs à partir des années 90, par exemple le plan séquence de la piscine m’a rappelé celui de "Boogie Nights" de Paul Thomas Anderson ou les mouvements planants et virevoltants de la caméra ceux de "Irréversible" de Gaspar Noé.

"Soy Cuba" s’inscrit très nettement au panthéon de mes références cinématographiques majeures, j’aime tellement ce style et cette science de l'image, qui en plus ne se contente certainement pas de rester au stade de coquille vide, le film est autant riche de forme que de fond, Kalatozov propose une oeuvre poétique, tragique, sublime et intelligente, obstinément teintée d'espoir et de pure émotion pour une cause qu'il défend avec humanité et sincérité, et même si on ne partage pas les idées défendues ça n'est en rien gênant. Bref une véritable claque jouissive qui m'a offert deux heures vingt de cinéma inoubliables.

Créée

le 13 mars 2015

Critique lue 856 fois

20 j'aime

JimBo Lebowski

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