La teneur douce-amère de Sous le ciel d’Alice transparaît d’autant plus clairement quand on effeuille le film de Chloé Mazlo. Dans un premier temps, la Suissesse Alice se voit gratifiée de plusieurs offres d’emploi ; elle considère à peine l’opportunité de rejoindre Fribourg, mais se montre en revanche instantanément conquise par l’éventualité de s’envoler pour le Liban et sa capitale Beyrouth. Dans un second temps, alors qu’elle est en contact téléphonique avec ses proches, elle leur annonce sa volonté de fonder une famille sur place ; elle doit alors se détacher de leur emprise et accepter définitivement les conséquences d’un déracinement. Enfin, alors que la guerre civile défigure déjà le Liban, un double plan fixe, d’abord large puis rapproché, l’immortalise tandis qu’elle prie pour le salut de son pays d’adoption. Aux promesses initiales, à savoir une forme d’exotisme et un mariage heureux, succèdent les drames des conflits politico-confessionnels et les déchirements familiaux adjacents. Cette union des enjeux (couple, famille, guerre) mériterait probablement à elle seule que l’on s’attarde sur le premier long métrage de Chloé Mazlo. Mais la jeune réalisatrice a la bonne idée d’y insuffler une poésie quasi permanente. Reprenons dans l’ordre : en Suisse, le stop motion s’invite parmi les prises de vues réelles ; lors de son arrivée au Liban, le matte painting enveloppe le cadre et une femme-cèdre (symbole du Liban) accueille avec prévenance Alice ; au moment de signifier à sa famille son amour pour Joseph, elle doit d’abord desserrer l’étreinte physique de son père (exercée à travers un split screen) et ensuite couper aux ciseaux, littéralement, les racines qui la maintiennent liée ; enfin, premier signe de division, ou du moins d’incommunicabilité, la Suissesse attend que son mari quitte le salon pour se désoler, seule, de l’état dans lequel se trouve le Liban qu’elle chérit tant.


Sous le ciel d’Alice brille souvent par son audace et sa sensibilité. Les coscénaristes Chloé Mazlo et Yacine Badday procèdent volontiers par métaphore et plus précisément, par métonymie. La femme-cèdre évoquée plus haut jalonne ainsi le récit de bout en bout : on la retrouve frotter le bitume ensanglanté de Beyrouth, traquée par un homme-squelette incarnant la mort (et déjà aperçu dans les courts métrages de Chloé Mazlo) ou écartelée entre deux camps rivaux retranchés derrière des barricades. Si le film fait l’économie des démonstrations belliqueuses, c’est par le truchement de la télévision et par le double recours à la théâtralité et au hors-champ sonore que sont perçus les épisodes d’attentats, de bombardements, de trêve (éphémère), de négociation (alambiquée) ou de paix (fragile). Plus généralement, le long métrage se constitue de flux et de reflux : l’espoir fait place au désespoir, l’amour aux meurtrissures ; le couple s’élargit à la famille, qui ensuite se rétracte ; les cigognes passent symboliquement, avant que tout le Liban ne se vide de ses forces vives ; Joseph, astrophysicien, ambitionne de construire une fusée avant-gardiste, puis se verra contraint de jeter un regard dépité vers son laboratoire rudimentaire, mis sens dessus dessous par un bombardement… Dans Sous le ciel d’Alice, le spectaculaire ne s’entrevoit qu’à travers ses angles morts. Un bombardement devient un prétexte pour filmer une famille en pyjama recroquevillée dans les escaliers d’un immeuble. Un Liban à feu et à sang se devine à ses coupures d’électricité, ses chansons antimilitaristes et ses familles déchirées, séparées par des centaines ou des milliers de kilomètres. Le tout se charge de sophistication sans jamais paraître empesé, dans une sorte de décalage maîtrisé avec son sujet – difficile à verbaliser.


La photographie surannée d’Hélène Louvart, les teintes pastel, les partitions inspirées du compositeur franco-libanais Bachar Mar-Khalifé et l’interprétation idoine d’Alba Rohrwacher contribuent tous avec succès à la coloration poétique de Sous le ciel d’Alice. Plénitude, urgence, détresse et fatalisme s’y projettent tour à tour sur les protagonistes, sans que ceux-ci soient en mesure d’en dominer ou même pondérer les effets. Les esprits chagrins pourraient certes regretter un manque de mouvement – ou de folie – dans la mise en scène, voire une description lacunaire des tenants et aboutissants de la guerre civile libanaise. Mais Chloé Mazlo injecte tant d’ingéniosité dans son cadre qu’elle peut se permettre de le stabiliser, tandis que le caractère universel du récit sort renforcé d’un conflit réduit à ses quelques lignes directrices. Il est peu judicieux, à notre sens, d’appréhender Sous le ciel d’Alice sous ces angles. On peut en revanche se féliciter des détails disséminés çà et là : sur le départ d’Alice de Suisse (« Je n’ai pas l’impression que ma place soit là-bas »), sur le drame du 17 octobre 1961 à Paris (« Il paraît qu’ils jettent les Arabes dans la Seine »), sur l’exil des Libanais (« Si personne n’a le courage de rester… »), sur les affres de la guerre (« Jamais personne ne sera coupable », « la guerre a gagné », « nous avons cessé de rire ensemble »…), sur un mur de plantes incarnant l’incommunicabilité, sur la fusée érigée en double refuge, symbolique et matériel…


Le premier long métrage de Chloé Mazlo est généreux, subtil, métaphorique, autant attaché à la grande Histoire qu’à celle de ses personnages. C’est d’ailleurs en les faisant entrer en résonance qu’il convainc le plus. À n’en pas douter, voilà une réalisatrice dont on suivra attentivement la carrière.


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Cultural_Mind
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le 17 déc. 2021

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