Silenced
7.6
Silenced

Film de Hwang Dong-Hyuk (2011)

Voir le film

La première chose qui me vient à l'esprit à l'heure de parler de ce film, c'est les critiques sur l'inutilité de l'art. Vous le savez, vous avez tous entendu à un moment ou un autre quelqu'un vous assener que tout cela n'est que futilité et fatuité (probablement pas dans ces termes mais vous saisissez l'idée), et qui sait, peut-être avez-vous vous aussi déjà tenu ce discours (faut pas en avoir honte, ça m'est arrivé aussi, et il serait hypocrite de ne pas reconnaitre que certains "auteurs" et "artistes" passent plus de temps à se palucher devant le miroir qu'autre chose d'ailleurs). Désormais, quand je serai confronté à ce genre de propos, je citerai Silenced. Parce que Silenced, à son échelle (qui est plus qu'honorable), a changé le monde.


Et pourtant, le pitch semble tout droit sorti d'un épisode de Law & Order : South Korea (cherchez pas ça existe pas... enfin qui sait ?). Un jeune prof d'art diplômé à Séoul arrive dans une école privée pour sourds, muets et malentendants dans une petite ville assez paumée. Le genre d'établissements auquel il faut faire des dons afin d'y étudier et travailler, pour donner le niveau, genre le principal il a un putain d'aquarium à méduses dans son bureau tellement que l'endroit il pue la classe. Très vite, le nouvel arrivant réalise qu'il y a quelque chose de pourri au royaume des sourds (les aveugles sont rois... putain je m'y perds dans mes calembours débiles). Les enfants ne communiquent presque pas (NON JE NE FERAI PAS CETTE BLAGUE), un élève s'est suicidé le jour de son arrivée et certains d'entre eux arborent des marques de coup. Alors qu'il tente de se dresser contre les différentes formes de sévices corporels qu'il constate, une fillette dévoile enfin l'innommable... Ce jeune idéaliste soudain confronté à une odieuse réalité décide alors de tout mettre en oeuvre pour changer les choses.


Avant de revenir sur ce que j'évoque en introduction, un avertissement : ce film va vous faire mal, physiquement. C'est profondément viscéral. Je veux dire au sens littéral du terme, vous allez sentir vos boyaux danser des chorégraphies que même la K-pop n'oserait générer. Je pense d'ailleurs que c'est pour ça que j'éprouve le besoin d'employer autant le second degré, j'ai été profondément choqué. D'ailleurs la dernière fois que j'ai ressenti ça c'était devant... Old Boy. Et, minuscule parenthèse, mais jusqu'à présent chaque film coréen que j'ai vu m'a profondément marqué, du coup j'éprouve beaucoup de sympathie (pour M. ... bon ça va je l'ai pas vu j'arrête mon char) pour ce cinéma que je n'ai découvert que depuis un an. Bref.


Oui, Silenced a changé le monde. Le film est tiré d'un roman lui-même inspiré de faits réels, s'étant déroulés pendant presque quarante ans dans cette fameuse école (des années 60 aux années 2000), avant que le scandale n'éclate. Vous me direz, les "inspiré de faits réels", c'est facile, c'est du pathos pour faire pleurer dans les chaumières, on en a tous vu des kilotonnes à la qualité variable... Et pourtant, il faut accepter les faits : après le scandale au début des années 2000, l'affaire est vite retombée dans le silence, et les responsables n'ont été que très peu inquiétés, au point que certains d'entre eux ont été réintégrés dans l'école. Puis sort Silenced. Succès phénoménal, tollé général. Le retentissement est tel que le dossier est réouvert, que des témoins sortent enfin du silence, que les preuves accablantes obligent la justice à condamner sévèrement les responsables, défaits, vaincus, et contraints de plaider coupables pour ne pas finir dans une position encore pire. Peut-être mieux encore, le parlement coréen passe à l'unanimité la "Do-ga-ni" bill (du nom coréen du film), qui supprime le délai de prescription dans les cas de pédophilie sur mineurs de moins de 13 ans et femmes handicapées (sachant que les accusés avaient été acquittés de la plupart des charges grâce au délai de prescription) et qui augmente considérablement les peines de prison concernant ces crimes, prolongeables jusqu'à la perpétuité désormais. Si tout n'est pas encore parfait, Silenced a pourtant prouvé que le changement était possible. Une histoire fantastique, "bigger than life", profondément magique et inimaginable, à la hauteur finalement de l'atrocité de ces actes. La preuve concrète et infaillible que l'artiste a une place dans la société, capable d'inspirer le changement là où il est nécessaire.


Silenced est un très bon film. Si de temps à autres des artifices de sensationnalisme font leur apparition, ça ne fait que mettre en évidence l'horreur des faits, car oui, je veux bien qu'à ce niveau de glauquitude il n'y a plus de gradation qui tienne dans la fils-de-puterie des personnes visées, mais quand même, les faits qui ont eu lieu là-bas, même sans les très légères exagérations du film, dépassent de très loin la qualification d'odieux.


Du coup Silenced est difficile à voir, certaines scènes dépassant d'ailleurs les limites de ce que le cinéma ose montrer en temps normal. Mais c'est à la hauteur de son sujet. J'ai lu certaines critiques accuser le film de voyeurisme, mais... j'ai vraiment beaucoup de mal à accepter ce qualificatif. Il n'y a rien de complaisant dans ce que le film montre. Il n'y a rien de fascinant non plus, et je suis d'ailleurs pratiquement certain que je ne le regarderai plus jamais, à moins de vouloir vraiment le montrer à quelqu'un. Silenced est cru et réaliste. Silenced ne dénonce pas la pédophilie (la corruption, l'oligarchie et le népotisme, entre autres, sont par contre fortement vilipendés, avec raison, par le film), Silenced montre une réalité que l'on refuse de montrer et de voir. J'ai eu vraiment beaucoup d'empathie pour les acteurs, adultes et enfants, me disant que les scènes ont dû être psychologiquement très difficiles à tourner et à supporter. Combien de fois a-t-on découvert des faits similaires, tout autour du monde, dans des écoles de ce type ? En Belgique, plusieurs collèges catholiques ont subi le scandale quand on a découvert ce qui s'y passait. Et je parle uniquement de mon pays, mais j'ai entendu parler de cas régulièrement ailleurs, et je suis presque certain que si je fais une recherche là maintenant sur le sujet, j'en trouverai partout sur le globe. C'est une réalité. Pourquoi un film sur le sujet devrait-il prendre des gants là-dessus ? Silenced choque parce que ce qu'il décrit est choquant, point. Reproche-t-on à Schindler's List sa dureté ? Accuse-t-on Kubrick ou Coppola d'une fascination pour la violence de la guerre (oui on le fait mais c'est crétin) ? Faut-il voir en Mississipi Burning un mode d'emploi déguisé pour le KKK et la chasse aux nègres (j'utilise le terme consacré par ces gens, si vous y voyez une forme de validation de ces idées faut vous faire examiner la vue) ? Ou sans aller aussi loin, voyez-vous dans tous ces films de la complaisance ? J'en sais rien, si ça se trouve tous ces réalisateurs sont des pervers sadiques qui se branlaient en tournant leur film (hautement improbable mais admettons), ou tout simplement des opportunistes qui se servent de ça pour faire du fric (beaucoup plus crédible mais c'est un répugnant procès d'intention) mais et après ? Ces films vont loin parce qu'ils montrent l'inimaginable, c'est choquant par essence. Si vous avez l'estomac mal accroché (et c'est bien compréhensible), tenez-vous loin de ça, ne déformez pas le réel pour le faire correspondre à votre vision du monde (ou faites-le, moi je m'en fous, mais comprenez que ça n'enrichit pas vraiment le débat).


D'un point de vue cinématographique (oui recentrons-nous un peu), Silenced est bourré de qualités. Je vais pas passer en détail chaque aspect de la réalisation et de l'acting, mais je pense qu'il est particulièrement réussi d'un point de vue narratif. La cohésion du récit est parfaite, presque trop académique d'ailleurs par moments, mais pour autant très intelligente dans sa gestion des informations. Silenced est un bon objet cinématographique dans sa volonté de montrer au lieu de dire, ce qui est totalement raccord avec le sujet et le titre. Avant que les langues ne se délient, avant qu'un interprète ne traduise pour nous la langue des signes, ce sont les attitudes qui sont centrales. Pourquoi le protagoniste n'agit-il pas ? Puis pourquoi agit-il ? Comment agit-il, en fait ? Le héros est la voix, et la voie, pour que ces enfants puissent enfin s'exprimer, simplement parce qu'il les regarde, et parce que nous les regardons indirectement à travers lui. Le média cinématographique s'impose en réalité comme une évidence pour montrer l'indicible, dans tous les sens du terme.


Poursuivant cette réflexion, le film propose une piste finale pour aborder ce sujet, à travers la lettre (pour respecter toujours cette absence de la voix) de la militante qui aide le héros à sauver les enfants : c'est en étant soi-même, en résistant à la pression du groupe, qu'on change les choses.


Vous commencez à comprendre où je veux en venir ? Silenced est pour moi un grand film parce qu'il lie parfaitement son média et les techniques et figures de style y étant associées à son sujet. Silenced n'a pas forcé le changement par hasard : il a fait avec brio le pont entre le silence et la voix, jusqu'à ce que la voix des spectateurs retentisse et brise le silence pour apporter un dénouement réel et tangible.


Vous en connaissez beaucoup vous des films dont la conclusion se dénoue dans le monde réel ? C'est ça, l'art engagé.

Antevre
9
Écrit par

Cet utilisateur l'a également ajouté à sa liste Les meilleurs films coréens

Créée

le 3 mars 2017

Critique lue 1.1K fois

3 j'aime

2 commentaires

Antevre

Écrit par

Critique lue 1.1K fois

3
2

D'autres avis sur Silenced

Silenced
Dodeo
8

Silence, frissons.

Je ne m'attendais pas à prendre une telle claque devant Silenced bien que la note de mes éclaireurs aurait pu me mettre la puce à l'oreille (8.4 de moyenne sur 8 notes dont 4 recommandations)...

le 16 nov. 2013

27 j'aime

4

Silenced
Laclim974
9

Le meilleur des mondes

Hier soir, j’ai regardé Silenced, sous les conseils d’un de mes éclaireurs. Ayant en tête le synopsis et le fait que l’œuvre s’inspire d’une histoire vraie, je m’attends donc à voir quelque chose de...

le 24 mai 2016

26 j'aime

12

Silenced
Fidjing
10

Critique de Fidjing : Indignation !

Ce film dramatique est d'Hwang Dong-Hyuk . Légers Spoilers. L'histoire se déroule au sein d'une école spécialisée pour des enfants handicapés où un nouveau professeur d' Art Kang in-Ho (Gong Yoo) ,...

le 16 nov. 2021

22 j'aime

9

Du même critique

Non mais t'as vu c'que t'écoutes
Antevre
5

Critique de Non mais t'as vu c'que t'écoutes par Antevre

Youtube, c'est un peu la jungle. On y trouve tout et n'importe quoi. Si l'on s'intéresse plus particulièrement au domaine de ce que l'on appelle maintenant souvent les émissions web et les webséries...

le 1 avr. 2015

25 j'aime

5

Bleach
Antevre
7

Qui c'est qu'a la plus grosse épée? Hein? Hein?

Parler de l'anime Bleach est un peu douloureux. Tout simplement car on y trouve le pire comme le meilleur, que d'une part on aimerait pouvoir l'aduler pour certaines de ses qualités, mais que d'autre...

le 16 févr. 2013

24 j'aime

Marvel's The Punisher
Antevre
4

Critique de Marvel's The Punisher par Antevre

Grosse déception pour cette série, qui vend un produit complètement générique là où on aurait pu espérer avoir quelque chose qui sort des sentiers battus... Frank Castle est le Punisher. Après que sa...

le 18 déc. 2017

22 j'aime