Mais comment fait-elle, Isabelle Huppert, pour être sans cesse remarquable dans chaque rôle où elle se glisse ? Comme si elle était l’intuition à l’état pur, avait une compréhension naturelle des situations, des personnages et des relations qui se tissent entre eux, conjuguée à une sensibilité à fleur de peau qu’elle maîtrise à merveille et lui fait toujours produire le geste juste, avec ce ton qui n’appartient qu’à elle, cette classe inextinguible… Tout en incarnant profondément un personnage qu’on n’a l’impression de ne jamais avoir vu.


Quelque chose dans l’attitude de Sidonie, écrivaine de renom, laisse transparaître une amertume. Comme bloquée dans un côté de l’histoire dont elle n’a pas su écrire la suite, elle a du mal à se projeter. « Les gens comme nous partagent un pays secret », lui dira plus tard son éditeur, « sauf que ce pays où nous vivons n’existe pas ». Il faudra un voyage pour réussir à retrouver prise avec le réel et se réinventer. Quel pays plus propice que le Japon ? Depuis Lost in Translation (2003) de Sofia Coppola, c’est devenu le territoire par excellence des errances occidentales, où se sont successivement perdus Chris Marker, Michel Gondry, Leos Carax et récemment Wim Wenders (Perfect Days). Le dépaysement y est tel qu’on s’y abandonne totalement. Sidonie n’y échappera pas. Elle qui, au départ, ne pouvait lâcher prise, à l’image de son sac à main, finira par l’oublier négligemment sur son chemin…


Pour en arriver là, il faudra à Sidonie paysages, rencontres et émotions, ainsi que l’appui de son éditeur japonais l’accompagnant tout au long de sa tournée littéraire, au cours de laquelle on découvre combien elle a joué un rôle d’importance pour ses lecteurs, pour lui aussi. Tokyo, Nara, Kyoto, l’île d’art moderne Naoshima, la nuit, le jour… Les panoramas se succèdent derrière les vitres, de voiture comme de train, avec un sens du montage cadencé et de sublimes prises de vue. Envoûtée par la puissance contemplative et réflexive des villes et de la nature, des huis-clos à la patine subtile jusqu’aux cerisiers en fleurs, Sidonie laisse les circonstances décider de sa vie. Tant pis si un fantôme s’y glisse. Celui-ci est bienveillant. Il vient sans doute la libérer. Tout comme le rire qu’elle ne peut que laisser éclater face aux différences culturelles qui créent des situations toujours plus amusantes. À ce rythme, autant s’acheter des baskets lumineuses, comme celles que portent les enfants ! Quel plus beau symbole pour marquer un retour à l’insouciance ? Alors fièrement enveloppée dans le style aérien de la caméra, dans l’atmosphère particulière du récit aux nappes brumeuses, Sidonie avance. Elle réapprend à se connaître, autant que son éditeur a appris à reconnaître son style. Ensemble ils rigolent, échangent, se tiennent compagnie. Sauvée par la beauté de ces petits riens qui font le grand tout, Sidonie retrouvera l’état de grâce et l’inspiration. « Faites que le rêve dévore votre vie afin que la vie ne dévore pas votre rêve » disait Saint-Exupéry. Sidonie a imaginé le Japon dont elle avait besoin pour se réveiller et rentrer sereinement chez elle, sans se retourner. Et tant pis si ce Japon rêvé n’existe pas.



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le 14 mars 2024

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