Tout commence dans un cimetière. Hortense, vingt-sept ans, enterre sa mère adoptive. Elle est noire, célibataire, aisée (elle tient un cabinet d’optométrie), cultivée, indépendante, organisée. Jouissant d’une personnalité très équilibrée qui la garde de mélanger névrotiquement les romans familiaux et leurs affects, elle éprouve désormais le besoin de retrouver sa mère biologique. Un bureau spécialisé des services sociaux accède à sa demande. Stupéfaction : la génitrice en question, Cynthia, est blanche. Ouvrière. Inculte. Une bizarrerie caractérielle qui conjugue déprime et hystérie à fleur de peau, émotivité infantile et gâtisme précoce. Elle pâtit d’un tempérament complètement déstructuré, sans doute à cause de ses rapports orageux avec sa fille Roxanne, de ses non-rapports avec son frère Maurice et de tout ce qu’elle reproche à sa sèche belle-sœur. Cette femme est du genre à moucher son irresponsabilité sur les épaules d’une famille qui n’en peut plus de lever les yeux au ciel. Quand elle aura finalement réussi, avec toute la maladresse dont elle capable, à recoller les morceaux épars de sa vie déglinguée, à y remettre un peu d’ordre, d’harmonie et de quiétude, elle ne fera cependant don à ses filles que d’une réflexion inopinée : "Qui aurait dit que vous seriez un jour ici avec moi, toutes les deux, comme des nains de jardin ?" Le film, qui fait souvent rire et parfois pleurer, s’achève sur cette réplique. C’est dire à quel point Mike Leigh conserve son sens de l’humour, même quand il s’enracine dans la grisaille du désarroi. Il observe les faiblesses, les travers et autres lacunes de ses créatures avec générosité et sensibilité, sans cynisme ni complaisance. Voici donc Cynthia, mater dolorosa abrutie de whisky et de chagrin, toujours une cigarette entre les doigts ou un verre à la main, avec ses pulls trop roses et ses crispants "sweetheart", qui geint à longueur de journée en une logorrhée confuse. Voici Roxanne, en compagnie de qui elle végète dans le pavillon déjeté de ses parents disparus, balayeuse municipale de son état, écorchée vive, en révolte contre la terre entière, à la jeunesse dégradée par l’enchaînement des erreurs, des malentendus, des non-dits. Voici Maurice, plus prospère, et son épouse Monica, qui a décoré et aménagé leur maison avec un soin maniaque. Et puis Hortense, la fée de ce conte moderne : c’est elle qui fera sauter tous les verrous et remonter à la surface ces secrets et ces mensonges qui n’en finissent pas d’empoisonner les relations humaines.


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Dans Mirage de la Vie, Douglas Sirk usait d’un semblable jeu de reflets entre la fille (métisse blanche) et la mère (noire). Ici s’arrête la comparaison : Leigh place son chevalet dans les quartiers populaires d’un Londres quasi banlieusard, pur bloc de lumpen contemporain. L’argument, vite transparent, s’articule selon les détours d’une fable dont la morale dément le proverbe français : "Qui se ressemble s’assemble". L’intrigue est ténue mais l’incursion dans le milieu social des plus tranchantes. L’auteur dit avoir élaboré le scénario au fur et à mesure du tournage, raison expliquant qu’il s’agit ici moins d’histoire que de personnages. Vivants, complexes, dignes. C’est avec celui de Maurice, photographe-portraitiste à son compte, que la mise en scène prend son envol. Ce témoin humaniste, passionné et curieux évoque l’Octave interprété par Jean Renoir dans La Règle du Jeu. Une très belle séquence, succession de plans corrélés à des séances de pose, le montre sans qu’on le voit dans l’exercice de son métier. Il s’agit de faire exister un contact, de lui donner une forme, une image sitôt devenue souvenir, émotion sur papier glacé. Toute l’Angleterre est là, jeunes mariés, immigrés, vieille dame à son chien-chien, couples usés, fausses vamps et vrais laiderons. Le montage éloquent transmet l’idée que la singularité des gens est une force à la fois commune et esthétique, et leur non-ressemblance un atout, une chance de fluidité supplémentaire dans cette société anglaise où les disparités de niveau de vie sont si criantes. Dans une autre scène, un clochard un peu agressif vient déambuler à proximité du studio de Maurice, qui reconnaît en lui son ancien collègue. Les deux hommes s’affrontent et comparent leurs parcours respectifs. Effet miroir d’une possibilité constante de transformation, pas forcément réciproque. Secrets et Mensonges suggère ainsi que tout ce qui vient de soi doit rejoindre l’autre. Il construit des rapports de l’ordre de l’accomplissement, et chacune de ses cent quarante minutes est indispensable pour identifier la fugacité et l’ironie du geste de Mike Leigh, cinéaste du présent.


C’est qu’ils sont incroyables, ces réalisateurs britanniques formés à l’école de la BBC (Ken Loach, Stephen Frears), tous peu ou prou enragés par les conséquences du libéralisme et balançant en pleine tronche leurs petits drames de tous les jours. Mais il importe de dépasser l’examen superficiel pour bien discerner qu’un style s’impose. Une méthode aussi, qui consiste à touiller dans le concret d’une situation première, à la dégrossir pour spécifier un récit. À la détermination que manifeste le choix peu banal du cadre de la fiction — comment elle s’ouvre et comment elle se clôt — répondent la rigueur, la concision et la clarté des plans. Nulle fantaisie dans la mise en scène, aucune hésitation non plus. Leigh met au pas un scénario plutôt tumultueux, quand bien même il choisit, pour camper les relations disjointes des protagonistes, de faire fructifier les vertus d’un montage en ligne brisée. Ce travail a une portée qui ne peut être que sciemment fixée : au hiératisme des champs-contrechamps de Cynthia et Roxanne vautrées devant la télé, on sait d’emblée que l’enjeu ne sera pas seulement la fameuse vérité sociale du premier film anglais venu. Elle est là, cette réalité plus vraie que nature, imbibant les décors qui suggèrent vite une échelle de classes (intérieurs cossus et discrètement design chez Hortense, petit-bourgeois chez Maurice et Monica, popu et prolo chez Cynthia). Mais bien davantage que des signes extérieurs de richesse ou de pauvreté, de tels décors ouvrent sur une autre intériorité, celle des êtres humains, qui n’échappe pas à la règle de l’imperfection ontologique. Ils relaient l’attention cruciale de l’auteur à laisser à chacun sa chance d’exister, sans jamais être réduit à un pion sur l’échiquier d’une publicité unanimiste (soit l’exact contraire de l’assistante sociale ou de la secrétaire, machines à phrases toutes faites et à stéréotypes lénifiants).


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L’œil du cinéaste ne trahit pas, n’embellit pas ce qu’il capte. Il traverse seulement les apparences pour rendre le réel perceptible et intelligible, pour offrir à nos sens l’essence des choses, l’esprit à l’œuvre dans la matière. Il prend pour sujet sa propre démarche formelle, et d’une certaine façon "s’observe" avec intensité. En témoigne exemplairement la séquence de la rencontre entre Hortense et Cynthia, assises côte à côte dans un pub désert. Le plan, fixe et frontal, dure quasiment dix minutes. L’une est presque muette, l’autre n’arrête pas de déblatérer. D’abord embarrassées, elles seront bientôt complices. Hortense mettra dès lors un tact infini à se laisser aimer ; Cynthia montrera une ouverture d’esprit et de cœur inattendue, exprimera surtout un insatiable besoin d’amour. La mémorable scène des réconciliations générales, au cours d’un joyeux barbecue d’anniversaire, se joue quant à elle en un découpage dont la perspective et l’espace s’organisent autour d’une chaise de jardin vide, image à laquelle répond peu après celle de la chaise d’enfant, vide depuis longtemps celle-là, dénichée par Roxanne et Hortense dans la serre délabrée du jardinet de Cynthia. Leigh atteint ici avec force une vision de l’absence universelle, celle de l’être que l’on n’est plus, qu’on a laissé derrière soi et qui nous laisse insatisfaits. La part vacante est celle qui parle le mieux de la place des hommes. Ainsi Secrets et Mensonges ne raconte pas l’histoire consensuelle d’une jeune femme noire retrouvant de façon idyllique sa mère blanche mais celle plus grinçante d’une orpheline qui ne connaîtra pas l’identité de son père (alors que Cynthia révèle à Roxanne qui était le sien) et dont le vrai nom est celui d’une morte, Elizabeth Purley, sa grand-mère.


Le thème de la filiation perdue puis renouée par le destin constitue l’un des plus anciens motifs mélodramatiques, depuis Dickens jusqu’aux Deux Orphelines. Si Leigh le réactualise, le réadapte à la mesure d’une société dispersée et privée de ses repères traditionnels, c’est pour jouer d’autant mieux la carte d’une éloquente théâtralité. Chez lui l’art cinématographique passe par la parole : elle le déborde de ses excès, de ses éclats, de sa durée. Une parole qui permet aux comédiens d’installer leur rythme propre, d’exister dans le même temps que le spectateur, avec tout ce que cela implique de longueur, de ressassement, mais aussi de risque et de surprise. Une parole qui souvent enfreint les règles du bon goût, du bon ton, du quant-à-soi, pour contraindre les personnages à se démasquer, fût-ce à travers le ridicule et les larmes. C’est à force de réinvestir des situations jugées désuètes ou caricaturales, de s’épancher et de se noyer dans des embrassades à la Greuze qu’ils échappent paradoxalement au statut de cliché pour retrouver une épaisseur profondément humaine. Et ce n’est qu’après ce moment de crise, où chacun d’eux a exprimé sa vérité (aussi outrancière, aussi subjective soit-elle), que le cinéaste peut de nouveau les filmer à la distance sereine de la chronique — à présent qu’il les a restaurés dans leur intégrité personnelle, qu’il les a réinscrits dans une communauté fraternelle. Voilà bien le défi relevé et superbement tenu par Mike Leigh : ramener le cinéma à sa vocation collective et rappeler que, au-delà de la confusion des images et des identités, il y a malgré tout des individus avec un passé, une souffrance, des choses à dire, une famille enfin, dont on fait tous partie. Un simple phénomène suffit pour s’en convaincre : dès que Maurice prend son appareil afin de tirer le portrait à toutes sortes de clients, qui pour la plupart font grise mine, il parvient en un clin d’œil à établir une relation avec eux. Emblème d’une œuvre drôle et poignante, parfois cruelle mais étonnamment apaisée, s’obstinant à créer le lien avec l’autre, à le dénicher, à le magnifier. Une œuvre qui ne parle que d’amour et d’affection, d’aspirations profondes et de l’inexorabilité du temps qui passe — autrement dit, que d’essentiel.


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PS : On rappellera que le jury du Festival de Cannes 1996, présidé par le "patron" Francis Ford Coppola, récompensa Secrets et Mensonges de la Palme d'Or, alors même qu'il concourait face à des films aussi majeurs que Breaking the Waves, Crash ou Fargo. Ce sacre n'a pourtant rien d'immérité.

Thaddeus
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le 15 oct. 2023

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