Les deux critiques voisines ont dit des choses très intéressantes. D’abord que c’est un film très hitchcockien. Jacques Rivette touche en effet avec Secret Défense à ce qui fait l’essence du thriller, cet habile mélange d’indices savamment distillés et d’impondérable, d’inconnu. Sauf que l’inconnu n’est pas toujours du côté de l’autre, du monde, du réel ; il est aussi en nous, enfoui, bien caché, ne se réveillant que dans des circonstances bien particulières.


Commence alors ce long, ce très long chemin vers l’inconnu, en quête de savoir, de connaissances et, ultimement, de vérité, si tant est qu’elle existe. C’est là que Rivette se révèle très grand cinéaste : il fait durer le plaisir, module le temps, distend l’espace. Pendant presque trois heures, il nous garde rivés devant notre écran en déjouant constamment notre attente de révélations. Révélations il n’y aura pas, du moins jusqu’à la toute fin. Et pourtant, le drame sourd, menace en arrière-plan. Le passé refait surface, timidement, pudiquement, jamais de front, toujours en oblique, par le regard d’un autre par essence subjectif dont on ne peut s’assurer de la pleine crédibilité.


Pérégrination physique aussi bien que mémorielle, la recherche d’informations dans Secret Défense apparaît de ce fait inséparable du déplacement, lequel s’allonge à mesure que le doute s’épaissit dans la tête de Sylvie (Sandrine Bonnaire). L’urbain, monde de l’interaction portée à son paroxysme, laisse progressivement sa place à la ruralité passéiste et ses silences, ses automatismes désuets mais nécessaires qui sont autant de « mécanismes de défense » contre l’irruption d’un élément perturbateur au statu quo familial.


La vérité est une matière dangereuse et ce film est là pour le rappeler : le secret n’existe jamais par hasard, ni par plaisir sadique de la part de ceux qui l’entretiennent. Le secret est avant tout une protection, un bouclier contre les risques que comporte la vérité. Au fond, Rivette raconte la réalité au sein de certaines familles, ces secrets bien gardés, cette omerta inébranlable dont on ne sait exactement pourquoi elle existe, lorsqu’on sait qu’elle existe. Tout le monde est complice de la grande tragédie ; tout le monde tient l’arme entre ses mains, mais personne ne sait qui en a fait usage… Un meurtre est souvent un accident, et vice-versa nous dit Walser (Jerzy Radziwilowicz)…


Le réalisateur met aussi en évidence l’inutilité du langage, ou plutôt son insuffisance. La parole dit, mais n’explique pas. Pire, elle en vient à mentir, à dire le contraire de ce qui s’est réellement passé (comme lorsque Sylvie se confie en pleurs à son amie). Rivette fait montre ici de tout son talent de dialoguiste, dont l’influence du théâtre est évidemment prégnante. Les personnages parlent pour tromper mais aussi pour se tromper eux-mêmes, comme si la parole allait devenir performative et ainsi les aider pour les dédouaner de leurs actes. « Il ne suffit pas de se taire pour que les choses n’arrivent pas », dit Walser, et pourtant tout le monde se tait, chacun repousse l'explication qui semble inéluctable.


La mère de Sylvie (Françoise Fabian), dans ce rôle de verrou du secret est celle qui a le plus à perdre de la révélation de la vérité, bien qu’elle ne soit que celle qui a commandité, et non commis… Rivette se joue des mots, et il transmet cette malice terriblement destructrice à ses personnages, lesquels deviennent à leur façon des êtres débiles, parfaitement incapables de faire suivre la parole à leur raisonnement ; non par manque d’intelligence de leur part, mais parce qu’ils sont trop différents les uns des autres, trop éloignés de leurs réalités respectives pour que la logique de l’acte ait du sens : or donner du sens au meurtre, le rendre acceptable, c’est le justifier, et c’est donc s’en rendre complice. Le secret apparaît indispensable justement à partir du moment où il disparaît ; une prise de conscience qui intervient souvent trop tard, quand on est finalement confronté à sa terrible nécessité.


Tout en douceur, mais avec une puissance d’évocation dans la mise en scène phénoménale et un sens du rythme géré à la perfection, Rivette propose une intense réflexion sur la vérité, le secret et son corollaire inéluctable : le mensonge. Une leçon de simplicité qui tient en haleine du début à la fin, comme le meilleur des Hitchcock ! À voir absolument.

grantofficer

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