De l'illégitimité du pouvoir de Thatcher

Un thriller réalisé par le grand représentant du cinéma social britannique, et avec la présence rare de têtes d’affiches connues (Frances McDormand, Brian Cox et Brad Dourif) ? Secret Défense passe, a priori, pour une curiosité, une anomalie dans la filmographie. Et pourtant, tous les éléments habituels des films de Ken Loach sont présents ici.
D’abord, Secret Défense montre les conséquences sur la vie quotidienne de la population, surtout des plus défavorisés, de décisions politiques qui les touchent directement sans les prendre en considération. Ici, en l’occurrence, nous sommes dans l’Irlande du Nord occupée par les Britanniques. Deux citations contradictoires, placées en exergue du film, donnent le ton. La première, signée James Fintan Lalor, journaliste irlandais de la première moitié du XIXème siècle, affirme que l’Irlande appartient aux seuls Irlandais, alors que la seconde vient directement de Margaret Thatcher, qui proclame que l’Irlande est la propriété des Britanniques.
Nous voilà donc dans une Irlande occupée. Pendant le générique de début, nous assistons à un défilé des Orangistes, les unionistes protestants favorables au rattachement de l’Ulster avec le Royaume Uni. Avec son efficacité habituelle, Loach, en quelques images, parvient à rendre compte de la tension qui règne à Belfast. Des soldats lourdement armés surveillent la population et on comprend vite que des policiers en civil (et même les renseignements généraux) sont mêlés à la foule.
Comme d’habitude, Ken Loach accorde une grande importance au décor où se déroule l’action. Ici, les lieux indiquent clairement une nation en état de guerre. Les rues sont barrées, murées, des fils barbelés longent les trottoirs, tout cela marquant la présence des forces d’occupations britanniques. Les républicains irlandais et leurs soutiens, eux, expriment leur présence sur les murs, par des appels à voter pour le Sinn Féin ou des peintures représentants des combattants masqués ou des drapeaux de l’Irlande.
C’est dans ce contexte tendu qu’une commission d’enquête mandatée par la Ligue Internationale des Libertés Civiques interroge des victimes de violences policières. Lors de la conférence de presse qui signale la conclusion de leur enquête, les membres de cette commission mettent en avant les ambiguïtés de la politique britannique : soit on se déclare en état de guerre, et dans ce cas il faut reconnaître qu’il y a un parti en face avec lequel entamer des négociations, soit on refuse de se déclarer en guerre (ce qui était le choix du gouvernement Thatcher), et alors il faut mettre fin à ces mesures d’urgence exceptionnelles.
La situation de l’Ulster est bien entendu un cadre idéal pour Loach et sa volonté de défendre ceux qui sont opprimés par les décisions gouvernementales. Pour le réalisateur britannique, la politique de Thatcher n’a plus rien de démocratique, et c’est ce qu’il va s’efforcer de démontrer au fil du film.
“Belfast me rappelle le Chili”
Même si Loach reste un réalisateur social, Secret Défense n’en reste pas moins un thriller. Paul Sullivan (Brad Dourif), l’un des membres de la commission d’enquête, est abattu alors qu’il se rendait à un rendez-vous secret.Puisqu’il était un avocat américain reconnu, le gouvernement n’a pas le choix et doit diligenter une enquête, menée par Peter Kerrigan (Brian Cox, formidablement imposant et tout en colère qui menace d’éclater à tout instant). A partir de là, le récit va partir dans deux directions : avec Ingrid Jessner (Frances McDormand), la fiancée de Paul Sullivan, Loach va nous montrer la vie quotidienne des Nord-Irlandais, une vie constamment menacée par les arrestations aussi brutales qu’arbitraires, tandis que Kerrigan va plutôt remonter la chaîne des responsabilités officielles.
Finalement, avec Secret Défense, Ken Loach revient à ses procédés habituels, mais par des moyens un peu détournés. La politique de Margaret Thatcher est toujours la cible honnie du réalisateur, et il l’attaque toujours par le biais des souffrances que cette politique fait subir à la population. Ici, il ajoute quelque chose d’essentiel : l’illégitimité du pouvoir thatchérien. Le calme apparent du film dissimule mal la colère du réalisateur, qui transparaît dans les propos des deux protagonistes.
Avec Secret Défense, Ken Loach fait un thriller politique sobre mais dense, et continue ainsi son cinéma de combat.


Article à retrouver sur LeMagDuCiné

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le 6 juin 2020

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SanFelice

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