Que jamais ne s'arrêtent les danses alcoolisées du soir

[Mouchoir #15]


C'est un monde en soi. Petit, fermé, recroquevillé sur lui-même. Mais je m'y sens bien. Ou plutôt je m'y niche pour réfléchir et expier deux trois sentiments qui me pèsent, que le cinéma permet parfois d'invoquer, de confronter. Comme quand on reste trop longtemps sous la douche et que le jet d'eau se confond avec des larmes qui coulent sur le corps, que l'on n'entend bientôt plus ce bruit assourdissant, perdu on ne sait où en nous.


Ce qu'il y a de bien dans les temporalités dilatées de Sátántangó, rythmées à coup de gestes répétés (danse, marche, trajet en voiture, regard plongé dans des pensées, etc.), c'est qu'elles éveillent une attention toute particulière aux détails, à ce qui échappe justement à la répétition stricte. C'est comme en musique, la différence entre un batteur et une boîte à rythme, où le premier ne produira pas à l'infini le même mouvement, mais le nuancera malgré lui, par erreurs ou non ; c'est ce qui rend vivant. Le film de Tarr pour moi, c'est un peu ça, une conscience du vivant qui se cache derrière tous les tableaux funèbres, en proie à la mort ou à l'immobilité, mais jamais à l'inanimé.


Et je n'entends même pas cela sous l'angle de concepts philosophiques, mais plutôt comme matérialistement. Je veux dire que je ne le pense pas en premier lieu, mais je le ressens parce que je le vois. Ces temporalités abusives m'ouvrent — si ma sensibilité me permet de jouer le jeu — au visible, et démultiplient, qui plus est, le sens dramatique de ses correspondances. Chaque mort semble profondément liée à un enchaînement plus grand que la somme des plans-séquences qui les relient. Chaque personnage-fermier a l'air d'avoir sa part animale qui l'amplifie, où il suffit de piocher dans le bestiaire du film : vache, poule, cochon, corbeau, chat, chien, cheval, chouette, mouche, araignée. Chaque minute de trop témoigne de plein fouet du quotidien morose et fataliste qui pourrait un jour nous tomber dessus et qui s'est abattu sur ce village.


Car ce que me raconte Sátántangó, en me prenant en otage, c'est que c'est peut-être sous forme de long plans-séquences qu'on vit ce genre de situation. Dans l'ennui, dans l'attente d'autre chose, d'une coupure dans le système, d'une échappée nouvelle. Et qu'un moment, souvent l'alcool aidant, j'ai un trou, une ellipse dans la vie qui me fait passer d'un plan à l'autre. Et que personnellement, pour y trouver un peu de bonheur dans tout ça, je m'accrocherais aux petits détails qui réchaufferaient mon cœur et que je voudrais sûrement que jamais ne s'arrêtent les danses alcoolisées du soir.

SPilgrim
9
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le 6 avr. 2022

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