Entre Crash et Portrait de la Jeune Fille en Feu, du Rodéo s’immisce

Avec Rodéo, son premier long-métrage, Quivoron signe une entrée remarquée, freins lâchés et voluptés, dans le monde du petit-écran et des pirates du bitume.

Rodéo raconte l’histoire de Julia, interprétée par Julie Ledru, une jeune femme de banlieue qui rejoint un groupe d’adeptes du crosse bitume.


Si la scène d’exposition s’ouvre dans le dos de Julia, le public la suivant alors qu’elle court pour échapper à son frère qui tente de la calmer, on devine alors que Rodéo se donne pour objectif de suivre ses désirs et quêtes d’indépendances. Ajoutés à une colorimétrie de style V4 étonnante, les effets de caméra embarquée nous donneront tout au long du film l’impression d’être sur une moto et de vérifier, alerte, incessamment les angles morts - en plus de provoquer un certain tournis délectant pour quelques unes des spectatrices de la salle.

De la dispute nous entendons quelques débris de voix (“tu fous la merde partout”), mais comprenons surtout que Julia fuit un cocon familial. Ce n’est ni un cocon bourgeois, loin de là, ni un endroit où l’amour pullule, mais l’appartement reste un endroit sûr composé en partie d’un frère qu’on devine capable d’attentions et de soutien ; pourtant, Julia veut s’en soustraire. Elle fuit aussi son boulot, qui paraît stable également : en somme, elle fait le choix de ne consacrer chaque heure de sa vie à sa passion uniquement, qu’importe les codes normatifs. Il n’y aura d’ailleurs que très peu de scènes tournées dans quartier, puisque c’est là qu’elle se sent brimée et emprisonnée.


Dans la première scène où Julia apparaît seule à l’écran, et donc où nous plongeons dans son intériorité, celle-ci s’apprête et fait des minauderies à un vendeur particulier qui vend sa moto : elle gagne sa confiance, et par un jeu de duperie finement trouvé s’enfuit avec. La course est lancée : ce ne sera pas uniquement Julia contre l’avenir certain qu’une vie ‘calme’ lui accorderait, mais également Julia contre elle-même et les attributs qu’elle pourrait se laisser apposer par les autres - soit, sa sensualité, sa docilité, les sourires cajoleurs qu’elle sait faire mais qu’elle a horreur d’accorder. Laissant pantois le vendeur, elle lui lâche son meilleur doigt d’honneur puis s’ensuit une scène ahurissante d’abandon, où Julie crie de rage, de joie, d’indépendance sur sa moto - par ailleurs, jamais on ne la verra sourire ailleurs. Image vintage, cheveux lâchés, et paysages périurbains, soutenus par une musique incroyable : comment ne pas sentir cette irrévérence, cette immunité qui brûle tout sur son passage ?

Plongée dans ce western citadin, s’ensuivent alors des scènes de rencontre entre Julia et un groupe de bikers (les B-mores), à qui elle fait naître des sentiments contradictoires : une obsession folle chez Kais, de l’admiration, crainte, rejet. En somme, c’est elle qui va être l’objet de fantasme et d’acrimonie, comme une sorte de figure centrale autour de qui toutes les émotions vont s’attacher, se cogner, se multiplier, se diviser, alors que de son côté, elle ne pense qu’à biker tranquillement.

Lorsque les policiers arrivent et tandis que deux des bikers se blessent et que Julia perd sa moto, elle réussit à s’échapper en embarquant dans le camion des B-mores. Alors que l’on devine qu’elle ne les quittera plus, les plans de la caméra nous livrent la clé de lecture poétique du film : dans ce vieux fourgon aux détails filmés, l’adrénaline retombe et les souffles reprennent, Julia comme nous inspirons enfin. C’est l’accalmie, les motos et désirs sont rangés, une sorte d’after sex qui n’était pas sans me rappeler la jonction machine/humain de Crash (1996, Cronenberg). Julia devenue membre des B-Mores, le reste du film est saturé de moments de fraternité, d’affranchissement, de sensualité mineure (mineure car le thème du film est inhabituel, montre une communauté affranchie), de poésie de détresse.

Mais plus que ça, Quivoron met aussi en avant les efforts supplémentaires que Julia doit réaliser pour s’intégrer, puisqu’elle est une fille ; mêlant alors à l’intrigue la question sexiste et patriarcale, la violence physique et sexuelle, et les luttes de pouvoir qui en découlent. Acclamée ou rejetée, Julia ne cessera de diviser, en témoigne l’historicité des surnoms que les B-mores lui apposent : ce sera successivement “la pute”, “l’inconnue”, “la pirate”, “la poule aux œufs d’or”, ou la “sorcière”. C’est d’ailleurs après le premier service affectueux et intime que Julia rend à quelqu’un -Ophélie, la femme officieusement séquestrée par le chef des B-mores- qu’un membre de l’escadrille l’agressera, lâchement et dans le noir, allant jusqu’à l’asperger d’essence et rapprocher une flamme de briquet de son corps.


D’une densité affolante, Rodéo s’ébroue dans des cascades de sentiments, grimpe et escalade les interdits, propose des affranchissements à tous - y compris à Ophélie et son fils, dans une scène méta théâtrale dans un bateau abandonné. La symbiose du miel et le vinaigre comme axiome de vie, cette consécration aux pistons de moto enflammera Julia, après le succès de son braquage de rêve, et laissera dans mon atelier de songes cinématographiques un hologramme indélébile.

inesgiraudet
6
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le 23 mars 2023

Critique lue 34 fois

inesgiraudet

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