Se baigner deux fois dans le même fleuve...

"Montauk", équivalent amérindien de "Finistère", "Finis terrae", la fin de la terre ferme... Une "fin", une extrémité, vers laquelle un "retour" serait pourtant possible ? "On ne se baigne jamais deux fois dans le même fleuve"... Le constat héraclitéen, constat en forme d'arrêt, pourrait-il être contourné...? C'est toute la question posée par ce dernier film de Schloendorff, la première de ses réalisations à s'ancrer dans un monde résolument contemporain. Contemporanéité à laquelle ne serait pas étrangère l'implication personnelle des deux co-scénaristes, le réalisateur lui-même et Colm Toibin, adaptant de plus en plus librement, au fil des réécritures, le livre de Max Frisch, "Montauk" ?


Le film s'ouvre sur un long monologue, face caméra, de Stellan Skarsgård, acteur suédois dont on a déjà apprécié la présence à la fois massive et subtile, essentiellement dans "Refroidis" (2014), de Hans Petter Moland https://www.senscritique.com/film/Refroidis/10910015 et "Breaking the Wawes" (1996), de Lars von Trier, mais aussi dans "Dancer in the Dark" (2000) ou "Melancholia" (2011), du même. Ici se livre, d'emblée, une confession, très intime, sur les regrets d'une vie... Le cadre n'est pas posé et abandonne le spectateur à ses conjectures : cadre religieux, psychanalytique, amical, amoureux... ? Les applaudissements qui éclatent nous arrachent à ces sphères de l'intimité et du secret, bousculant nos apriori sur la question de ce qui peut se dire et à qui : il s'agissait d'une lecture en public, par l'auteur lui-même, Max Zorn (joli mélange nominal entre Max Frisch, l'auteur du livre-source, et l'écrivain suisse-allemand Fritz Zorn, éminemment tourmenté), de son dernier ouvrage en date...


Une série de conférences données par cet auteur reconnu l'a reconduit à New-York, ville d'un ancien amour, lien que son écrit autobiographique semble regarder comme "le seul qui ait réellement compté"... C'est Rebecca, incarnée par la merveilleuse actrice allemande Nina Hoss, oscillant toujours, film après film, entre force et vulnérabilité, dureté et hypersensibilité ("Yella" et "Jerichow" (2009), "Barbara" (2012), "Phœnix" (2015) de Christian Petzold, le superbe "Gold" (2013) de Thomas Arslan). S'impose alors un désir de "retour", urgent, et qui prendra la forme d'un déplacement dans l'espace, d'un "retour à Montauk", lieu d'un bonheur fugacement entrevu et auquel Max voudrait donner une fixité définitive. Se creuse ainsi la douleur, le manque, d'un homme qui, en apparence, a tout : la reconnaissance sociale, la vie facile, l'amour de ses semblables... Et se pose la question de la possibilité des recommencements, mais aussi de la liberté de l'autre : liberté de porter son propre regard sur le lien, mais aussi d'ouvrir sa vie à un autre homme, à des chats, et de les autoriser à la combler... Le duo formé par Nina Hoss et Stellan Skarsgård est parfait, tout à la fois intense, vibrant et nostalgique, faisant apparaître la profondeur et la gravité de sentiments qui peuvent donner un axe à une existence ou la priver de son sens. Les couleurs sont pâles et froides, disant le risque d'effacement, mais le choix de cette gamme chromatique apparaît aussi comme une pudeur visant à rendre supportable l'embrasement et le tourment des consciences.


"Retour à Montauk" fait partie de ces films nécessaires, qui renvoient les spectateurs à leur propre existence et aux choix qui la construisent ou l'ont construite...

AnneSchneider
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le 15 juin 2017

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Anne Schneider

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