S’il est vrai que la décadence naît du surcroît de raffinement lorsqu’il faut se battre les flancs pour éprouver un frisson nouveau (dans le plaisir ou dans la torture), alors Roman Polanski est le type même du cinéaste décadent. Son talent tient à la fois du boxeur et du chirurgien. Il commence par ôter tout sens critique sous son ballon à oxygène puis se met à opérer à chaud. Avec une parfaite surdétermination de chaque détail (trois ou quatre raisons justifient toujours ce plan ou cet angle), il exploite magistralement les possibilités de son postulat initial. Sa première trouvaille est de mettre en confiance en choisissant pour cadre et pour interprète ce qu’il pouvait trouver de plus banal et de plus inoffensif. Le Londres sixties, un salon de beauté aux murs aussi hygiéniques que ouatés, la clarté de l’été, la platitude anonyme d’un appartement de série, enfin la blancheur de peau, la chemise de nuit virginale, la blondeur d’un minois ordinaire quoique très joli puisqu’il s’agit de celui de Catherine Deneuve, voilà les images liminaires de son deuxième long-métrage. Pour le réalisateur, choisir cette comédienne ne consiste pas à la transformer, à la malaxer dans une direction d’acteurs à la Clouzot mais à la laisser s’épanouir telle qu’elle est. Carol, c’est la frêle Geneviève des Parapluies de Cherbourg qu’une maternité illicite aurait jetée dans la névrose obsessionnelle. Autour d’elle seule se déploie et progresse une acrobatique nuée en huis-clos qui finit par tout obscurcir dans ses spirales : on se croirait au rebord de la terrasse qui, dans Vathek, communique directement avec le fuligineux palais d’Eblis. Son parcours rappelle autant les archives de la Salpêtrière que certaines allusions éparses du classique de Benjamin Christensen, La Sorcellerie à travers les âges. Quant à l’influence certaine de Luis Buñuel, elle est emportée par la description d’un vertige qui altère jusqu’à la réalité matérielle : on est entraîné bon gré mal gré dans ce viol monstrueux d’une conscience par elle-même.


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Car au-delà du climat de terreur, il y a le fascinant portrait d’une femme. Portrait sans complaisance aucune où personne n’est épargné, à commencer par ces redoutables coquettes sur le retour, fanatiques du lifting et du peeling, qui confèrent à la jeunesse une saveur de fibres synthétiques. L’appartement où se situe la majeure partie de l’action exhale l’odor di femina dont parlait Don Giovanni. C’est qu’y vivent deux sœurs aux habitudes de célibataires (le soutien-gorge traîne, les cheveux sont défaits au réveil, on jette ses souliers après le travail, on avale sur le coin encombré d’une table de cuisine une tasse de mauvais café), deux sœurs dont les pigmentations capillaires soulignent les divergences psychologiques. Helen, la brune, qui en aimant les hommes (à commencer par son amant Michael) et la cuisine — c’est-à-dire la sensualité — dépend essentiellement de ses plaisirs charnels ; Carol, la blonde, qui, ne pouvant supporter le contact d’une lèvre ou la vision d’une brosse à dents masculine, vit enfermée dans sa répulsion, c’est-à-dire surprotégée, à l’abri des tabous de la sexualité. Lorsqu’elle entend le couple dans la chambre voisine, les gémissements, les râles et les ahanements de bête forcée qui ponctuent avec réalisme les phases menant à l’orgasme lui sont autant d’appels indéchiffrables émanant d’un univers inconnu. À cause de cette jouissance que l’individu de l’autre sexe est capable d’offrir (d’infliger ?), il suscite chez elle une phobie, une aversion, une dégoût pathologiques. Lorsque l’approche devient par trop insistante, elle ne se contente pas de fracasser le crâne, elle emploie un rasoir dont la fonction d’émasculation est sous-tendue, illustrant ainsi certaines lignes attribuées à Mandiargues sur le bon usage des théières britanniques et l’idéal homme-tronc des épouses anglaises. Le regard dur que la fillette adresse à son père sur la photo de famille, c’est peut-être celui de la jeune fille pleine de ressentiment à l’égard de l’adulte n’ayant pas su dire les mots qui auraient pu lui ouvrir sereinement les portes d’un monde plein de mystères obsédants et de tentations irrésistibles.


Dans un premier temps, l’angoissante atmosphère générée par Répulsion ne se fonde sur aucun élément qui ne le soit de façon explicite. Polanski se borne à dévoiler avec une habileté hypnotique tout un éventail de signes auxquels il donnera ultérieurement un sens. Comme le personnage principal, autour duquel il évolue d’un mouvement pendulaire, le film est encore vide, chargé d’un potentiel d’effroi qui ne tardera pas à se concrétiser mais dont il est impossible d’anticiper la forme physique. Ce n’est pas seulement le calme avant la tempête, c’est surtout la peinture d’un univers de limpidité feutrée dont les composants quotidiens deviennent d’incompréhensibles médiums d’effroi. Une sorte de cauchemar climatisé, immobile, évoquant sans mal ces insupportables locaux rigoureusement insonorisés où le moindre froissement prend une dimension d’apocalypse. Certes on sursaute lorsque Carol aperçoit en un éclair le reflet d’un homme dans un miroir, mais cette réaction n’aurait pas été aussi intense si l’inaction et l’apparente vacuité de la protagoniste n’y avaient préparé. Le réalisateur s’est visiblement méfié de son sujet : une œuvre de commande qui aurait fort bien pu ne guère se distinguer chez un honnête exécutant. Cette appréhension explique sans doute que l’intelligence de la narration et la volonté de dominer totalement le matériau proposé masquent en partie la sensibilité qui affleureront peut-être plus librement dans Rosemary’s Baby et surtout dans Le Locataire. Le premier meurtre est en ce sens exemplaire, simple charnière dénuée de violence permettant de faire basculer le récit. Le cinéaste dédramatise l’évènement, lui retire tout impact émotionnel en même temps qu’un blanc sonore marque nettement une position de recul ou d’attente. Après cet acte, Carol est condamnée à demeurer dans son logement qui lui est à la fois piège et refuge. Les pièces que le grand angle distord, les plafonds se mouvant en fausses perspectives et plus tard le bourdonnement incessant des mouches expriment clairement l’essence d’un monde larvé, d’un univers artificiel où les manifestations de la vie se réduisent à l’évocation de la sécurité utérine et aux syndromes de la décomposition.


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Comme l’intériorité de la malade, l’environnement extérieur est jalonné de points de rupture significatifs : la tour de Pise, un accident de voiture qu’elle ne remarque pas, les travaux qui éventrent les rues... Le rappel d’un célèbre film de Chaplin, et particulièrement de la scène où il est pris pour un poulet, ajoute une note à l’ambition caressée par Polanski de tout ramener à un dénominateur commun : la folie. Chaque geste, chaque attitude de Deneuve, somnambulique, quasi atone, renvoie à son anorexie mentale. La manière dont elle se frotte le nez, croise les jambes, contemple son visage déformé dans le reflet d’une bouilloire, s’assoit voûtée sur un banc ou traverse un pont, inattentive aux oiseaux qui volètent çà et là, atteste que cinéaste et psychiatre ne font plus qu’un. Tel retrait furtif devant le contact masculin, tel besoin de brosser une manche frôlée par une main d’homme, telle méditation envoûtée devant une fissure du trottoir constituent autant de détails soigneusement étudiés qui titillent avec sadisme la moelle épinière. Dès qu’Helen la quitte pour partir en voyage, Carol glisse inexorablement dans la psychose schizophrénique et le film franchit avec elle le miroir, sans possibilité de retour. S’emplissant du silence de la tombe ou du sommeil, l’appartement se dilate, se gonfle de recoins mystérieux. L’espace perd ses références euclidiennes tandis que le temps se disloque, échappant au contrôle de celle qui s’enferme dans d’incessantes rêveries, toute étonnée d’apprendre soudain de sa patronne qu’elle a été absente trois jours à son travail. La perception déréglée de Carol s’accentue au fur et à mesure de sa régression paranoïaque, de son effritement psychique. Une brèche dans un coin de la cuisine s’agrandit puis s’étend partout, les cloisons deviennent molles (on pense à Edgar Poe), se gondolent et palpitent comme des organes vivants. En surgissent des membranes visqueuses, des bras atrophiés, des mains aux doigts difformes qui saisissent la malheureuse.


La fiction ne se déroule pas par hasard dans l’un des beaux quartiers du West End londonien. Les menaces dont use le propriétaire au téléphone pour réclamer l’argent du loyer, l’avidité avec laquelle il compte les billets qui lui sont donnés, la mise en pratique d’une sorte de droit de cuissage sur la personne de Carol indiquent que Polanski accorde une importance prépondérante aux rapports sociaux. Son allergie aux contacts humains, son agoraphobie, sa solitude, ses fantasmes et ses hallucinations placent la jeune femme dans un état voisin de la mort. Le désordre qui règne bientôt dans le décor s’oppose au laisser-aller nonchalant que la présence d’Helen rendait presque attirant, en fait un lieu bizarre, quasiment une autre planète. C’est un lapin écorché sur une planche de réfrigérateur puis le même en putréfaction, paradoxalement transporté au salon. Ce sont des pommes de terre germées, obscènes, semblables à des animaux extra-terrestres, ou bien un maillot de corps dans lequel un homme a fait l’amour et transpiré. La nausée qui saisit Carol après en avoir respiré l’odeur suffit, dans sa crudité, à tout expliquer d’elle. Et l’horreur qui s’empare des bourgeois dans la scène finale, lorsqu’ils se trouvent en face d’un paysage dévasté, figé en nature morte, est celle que tout spectateur devrait éprouver devant l’inhumanité foncière de notre société apparemment si normale. Voilà pourquoi Polanski réserve une réelle pitié à sa protagoniste. Lorsque viennent les derniers plans, peut-être s’est-elle réconciliée avec elle-même. Sans doute aussi est-il trop tard et l’auteur consent-il enfin dévoiler son visage d’enfant — le seul à ne pas fixer l’objectif du photographe, rejoignant dans le temps l’autre regard qui ouvrait le film. Alors seulement, une fois la boucle bouclée et le drame consommé, on découvre in extremis la véritable Carol, cette héroïne maudite dont le portrait était connu d’avance. "Je suis la plaie et le couteau, je suis le soufflet et la joue, je suis les membres et la roue, et la victime et le bourreau." C’est ainsi que, de l’étude clinique poussée à l’extrême, jaillit soudainement la beauté.


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Thaddeus
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le 23 mai 2021

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