Incendies dans le labyrinthe, ou "The Devil in Mrs Jones".

Je préviens : SPOIL. Le film étant suffisamment riche et complexe qu'il faut, pour en faire une critique qui lui rende justice, au moins entrer dans certains de ses détails. Donc si tu n'as pas vu ce film, cher lecteur et je l'espère spectateur, je te déconseille d'ouvrir la boîte de Pandore.


Chapitre I : les deux fillettes.

La première entrée par laquelle je commencerai est la plus évidente : celle de la narration. Sur le papier, deux gamines qui disparaissent le jour de Thanksgiving après s'être amusées près d'un camping car un peu louche. Le génie du scénariste Aaron Guzikowski est de ne pas se contenter de filmer une enquête, ni même une double enquête sur le fait divers. Peu à peu se dessine un enchevêtrement de pistes, d'intrigues, que le film déploie et développe à la façon d'un film choral étrangement noué avant de mieux résoudre le tout dans un finale éprouvant pour les nerfs et judicieusement surprenant. Et les fillettes, dans tout ça ? On les voit peu, les petites Anna et Joy. Pas de scènes "chez le psychopathe" où leur calvaire est entraperçu. Pas de montage parallèle entre les chercheurs et les victimes qui attendent. Le film est bien plus intelligent, bien plus retors. Les fillettes disparaissent ainsi réellement, de sorte à ce qu'on ne sait absolument pas si elles sont vivantes ou non pendant un long moment. Et leur réapparition progressive dans le film est encore plus ingénieuse : d'abord des vêtements tâchés de sang. Puis, la vérité faite sur ces indices et une chaussette trouvée un peu plus loin, une nouvelle perspective se dessine. Une fille réapparaît, était-ce une fugue ? Que nenni. Reste alors à sauver l'autre, après un dernier rebondissement de taille. Pendant longtemps, je pensais que les fillettes seraient mortes. Puis qu'une des deux le serait. Et le relatif happy end les concernant n'est pourtant pas une déception mais bien une sorte de récompense après le calvaire enduré par le spectateur devant le spectacle stressant qu'est ce polar.

Chapitre 2 : Les bourreaux.

Les deux fillettes étant quasiment absentes du film, il faut bien raconter quelque chose. C'est là que le film réussit son tour de force de nous passionner pendant 2h30 avec une histoire policière compliquée mais qui avance petit pas par petit pas. La présence de Jake Gyllenhaal au générique n'est d'ailleurs pas anodine : quasiment tout le monde aura fait la comparaison avec "Zodiac" de Fincher. Pour ma part, j'adore Fincher mais Zodiac est trop long et finit par lasser après avoir pourtant été prodigieux pendant plus d'une heure. Ici, l'intrigue est tellement bien ficelée avec le bon dosage de mystère et d'éléments de résolution pour que l'intérêt soit régulièrement relancé. Le pari de Fincher était de faire un film sur une affaire non résolue. C'était osé mais seulement en partie réussi. Ici, la réflexion proposée par le film est d'ordre moral et le film utilise la structure d'un polar légèrement choral pour servir de socle à cette réflexion. Et ce qui est génial, je trouve, c'est qu'on est loin de tout manichéisme. Le flic que l'on pense d'abord intègre et besogneux a ses zones d'ombres : on devine son agacement face au père de famille, il a un look vestimentaire, capillaire et des tatouages qui en font une figure peu lisse, et puis il finit par s'emporter et causer le suicide de son principal suspect lors d'une garde à vue. Pas vraiment la figure du bon flic modèle qu'on nous sert tant dans les films américains. Il n'a d'ailleurs pas d'arrière-plan familial ou psychologique : il est juste flic. On ne sait rien de lui, sauf son nom, Loki. Le choix de ce nom est intéressant d'un point de vue onomastique, puisque c'est une des divinités les plus difficiles à cerner du folklore et de la mythologie scandinave. Figure ambiguë, complexe et volontiers fourbe, qui se vante du meurtre de Baldr. On pense aussi au personnage de Matt Damon dans Dogma, un ange de la mort déchu et sadique, responsable de la destruction de Sodome et Gomorrhe. Loki donc, pour un flic mystérieux, acharné et un peu paumé. Des points communs avec le film de Fincher certes, mais en beaucoup plus nébuleux. A choisir, il serait plus proche du flic joué par Brad Pitt dans Se7en. Jake Gylleenhaal, très actor's studio avec ses tics au niveau des yeux, est impeccable. En face de lui, un personnage à priori beaucoup moins aimable : Keller, alias Hugh Jackman. Dans ce film il montre à quel point il est un acteur sous-estimé, réalisant une performance solide que d'aucuns trouveront monolithique mais je trouve plus complexe. Dans la première scène du film, il prononce hors champ une prière ("Hallowed be thy name") pendant que son jeune fils tient en joue un cerf qu'il abat juste après. Tout est dit. "Prisoners", vu à travers le prisme du personnage de Hugh Jackman (et un peu de celui de Gyllenhaal, plus tardivement), c'est l'Amérique et ses travers, ses névroses, vues par un canadien au cinéma d'inspiration tragique et sociétale. La religion, l'alcool, le second amendement et la légitimation de la torture sont en mire ici. Le bon père de famille dont on devine d'emblée les failles (trop croyant, trop protecteur, trop américain) va devenir ni plus ni moins d'un horrible psychopathe en enlevant pour le torturer celui qu'il soupçonne d'avoir kidnappé sa fille et sa copine. Les scènes de tortures sont atroces, frontales. Mais le film ne verse jamais dans le vigilante movie. Le couple d'ami dont la fille a aussi été enlevée assiste impuissant et, au début du moins, révolté à ce basculement. Keller contemple d'ailleurs lui-même sa propre chute. Il boit. Il ne dort plus. Il devient prisonnier d'un engrenage et se fait à son tour le bourreau. Le flic devient malgré lui un bourreau puisqu'il mène à la mort d'un innocent aux mains sales. Keller devient sciemment un monstre qu'il a du mal à contrôler pour faire parler un autre innocent. Et si les deux innocents sont aussi louches et glauques (deux attardés qui ont le profil rêvé du pédophile monomaniaque), c'est qu'ils sont en fait d'anciennes victimes, encore hantées par les exactions qu'ils ont subies. Et derrière tout cela se cachent deux autres bourreaux : un terrible car on ne le voit pas venir, l'autre mis hors d'état de nuire depuis longtemps par un prêtre pédophile en quête de rédemption. Qui a dit tordu ?

Chapitre 3 : Le labyrinthe et les serpents.

La clé de voûte de tout le récit se situe là. Dans une séquence assez géniale où le cinéaste fustige l'air de rien le système judiciaire et policier américain, Loki enquête et interroge donc tous les anciens délinquants sexuels du voisinage. On le voit les questionnant sur leur lieu de travail même, à leur domicile. La séquence est filmée à distance, de loin, rendant plus humiliante encore la situation que vivent ces anciens criminels qui continuent de purger leur peine bien après la date officielle. Il croise donc un prêtre, ivre mort dans sa maison, et en profite pour fouiller un peu. C'est bien sûr parfaitement illégal, et ce n'est qu'une des nombreuses petites entorses qu'il fera au règlement pour parvenir à ses fins. Quand je vous disais qu'il n'étais pas lisse... Mais la vérité a un prix. Dans la cave glauquissime du prêtre (on pense à la fameuse séquence de Zodiac), il trouve un cadavre avec un pendentif de labyrinthe auquel il ne prête pas attention.
Plus tard, son deuxième suspect dessine des labyrinthes de partout. Le puzzle commence à s'assembler dans l'esprit du spectateur, mais il manque des pièces. Pour lui, le choc viendra un peu plus tard. Pour nous, le puzzle se terminera avec une simple photographie ou l'on retrouve le même pendentif. La boucle et bouclée, mais le nœud de vipères persiste. En lieu et place des cadavres des fillettes il avait trouvé des serpents. Au fond du jardin, des mannequins éventrés. Le suspect était dérangé, mais parfaitement innocent. La disparition des gamines avait juste réveillé en lui un souvenir de son calvaire, une étrange pulsion sordide de mimétisme.
Le premier suspect lui, celui que l'on torture dans une maison en ruines, est attardé depuis l'enfance, depuis que le conjoint de sa tante, qui élevait des serpents, lui avait fait une mauvaise blague. Le déclic est là. Des serpents dans le labyrinthe et la sortie s'ouvre à nous. Ce conjoint disparu dormait dans une cave depuis des années et pour toujours. Sa folle de femme poursuivait son oeuvre et sa lubie de dédales,enlevant des enfants pour en faire des larbins, les droguant pour les abrutir, et leur proposant un jeu sordide de résolution de labyrinthes impossibles pour les laisser partir.

Chapitre 4 : Prisonniers

Nous voilà sortis du labyrinthe. Les serpents y restent. Une fillette s'est échappée. Le flic a tout compris mais trop tard. Le père fou l'a devancé et a voulu se faire justice une fois de plus, il connaîtra le sort d'un précédent bourreau et celui de plusieurs de ses victimes. Au fond de son trou, il attend sa perte. Prisonnier de sa raison défaillante, prisonnier de la monstruosité de ses actes. Le flic lui s'en sort mieux, amoché mais héros, sauvant in extremis la dernière fillette,résolvant d'un coup d'un seul non pas une mais bien quatre affaires, au prix tout de même de la mort de plusieurs des protagonistes. La justice est-elle un cul-de-sac ? Un plan sur une des enfants sauvées est sauvagement ambiguë. Pas de reconnaissance dans ce petit regard noir, mais bel et bien une lueur de haine ou de cruauté. Le mal est fait, il s'est insinué en elle et on la devine probablement prête pour une dure vie de souffrances mentales et de petites déviances solitaires. Prisonnière de son passé, comme les précédentes victimes. Une des deux ados (soeur aîné de la première disparue) manque à l'appel, elle a probablement fui cet environnement par trop hostile. La mère de la fillette, épouse de Keller, s'est abîmée dans les somnifères. Le couple d'amis, finalement complice de torture, se remet d'une politique à la Jean François Copé (le fameux "ni ni" : ni aider, ni empêcher en l'occurrence). Tous perdus, abîmés par la vie. Salement. Et nous avec, par le film.

Appendices :

Vous l'aurez deviné, j'ai trouvé ce récit brillant, complexe et remarquablement ficelé. Tout au plus une légère invraisemblance lors du dénouement puisque Loki comprend seulement sur place que la tantine est responsable de ce carnage alors qu'une des gamines l'avait sûrement déjà dit à l'hôpital entre temps (puisque c'est comme ça que Keller l'a compris). Tout ceci est brillamment joué (duo d'acteurs au sommet et seconds rôles convaincants), le twist final est dantesque, et Villeneuve prouve qu'il est un excellent metteur en scène : images léchées, montage efficace et nerveux. La photo est superbe et j'ai aussi beaucoup aimé la musique. La séquence où Loki, amoché, fonce à l'hôpital avec la gamine mourante est plastiquement renversante et le suspense est proprement insoutenable. Le film est ainsi absolument glauque mais mené tambour battant et avec une méticulosité qui force le respect. "Incendies" était plus tragique et émouvant, celui-ci est plus humble dans son implication sociale (pas de prétention à se frotter à la grande histoire) et constitue le meilleur polar de l'année, aux côtés de "The Place Beyond the Pines" de Derek Cianfrance. A voir absolument.

PS : c'est grave si ça m'a donné envie de me faire tatouer un labyrinthe ?

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le 28 oct. 2013

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Krokodebil

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