Du corps de la ville aux corps des humains, magnifiés, suppliciés...

"Certains sont bien doués", disaient autrefois les vieilles gens... Il en va ainsi d'Alex Anwandter, chanteur, auteur et compositeur chilien, né en 1983 et apprécié dans tout le continent sud-américain. Choqué, en 2012, par le meurtre d'un jeune homosexuel qu'il comptait au nombre de ses fans et avait bien connu, il se tourne vers le cinéma et réalise ici son premier long-métrage.


De toute évidence, Alex Anwandter possède un sens de l'image aussi aigu que celui du son. Chaque plan est extrêmement construit, avec un grand soin des couleurs et de la tonalité dominante. Le film s'ouvre ainsi sur Santiago noyé de brumes, et la ville apparaît alors comme une sorte de Léviathan prêt à se réveiller, plus ou moins soudainement et douloureusement. Par la suite, la ville s'étendra de nouveau sous nos yeux, à plusieurs reprises, de manière nocturne, scintillante et pailletée comme une gigantesque boîte de nuit.


La caméra, placée suffisamment en hauteur pour qu'on ne perçoive de la ville que son béton et, la nuit, ses scintillements, se détourne rapidement de ce monstre urbain, anonyme et tentaculaire, pour se centrer sur l'un de ses habitants, le jeune Pablo, d'emblée rejoint dans l'une de ses opérations de travestissement, rituel aussi secret que solitaire.


Dès lors, le scénario s'organise en un diptyque : un premier temps s'attache aux pas, aux rêves, aux espoirs de ce jeune homosexuel qui vit seul avec un père entièrement absorbé par son travail. Se répondent les émois de ce corps en quête d'amour, de reconnaissance professionnelle, et les mannequins glacés à la confection desquels le père préside.


Un point de basculement se rencontre dans l'agression collective, aussi lâche que repoussante, qui plonge ce jeune éphèbe, excellent Andrew Bargstead, dans le coma. Moment central, ombilical, qui dévoile tout ce que le meurtre de l'autre comporte de meurtre de soi, de pulsions si mal assurées qu'elles en sont haïes et font naître l'illusion qu'elles pourront s'abolir dans le sang versé. Moment crucial, qui parvient, à travers le meurtre, à révéler l'homophobie comme symptôme, dénonçant comme jamais l'inanité de la violence...


Alors qu'il pourrait presque trouver dans cette scène un point d'aboutissement, tant la démonstration est magistrale, le réalisateur aborde un second versant narratif, en déployant tout ce que le père meurtri - Sergio Hernandez, tout en intensité et en rage contenue - va pouvoir accomplir pour ce fils désormais suspendu entre la vie et la mort, aussi pétrifié que les mannequins manufacturés de sa petite entreprise. Histoire d'un rendez-vous manqué, d'un corps qui n'ose approcher l'autre que lorsque celui-ci est anéanti...


La promesse contenue dans le titre apparaît, lorsque la lumière revient dans la salle, comme douloureusement ironique, tant les trajectoires qui se sont effectuées sous nos yeux apparaissent, au-delà des serments, comme irrémédiablement solitaires et vouées à l'impossibilité d'un branchement qui les arrache à leur insularité.

AnneSchneider
8
Écrit par

Cet utilisateur l'a également mis dans ses coups de cœur et l'a ajouté à sa liste Films où il est question de la paternité, frontalement ou latéralement.

Créée

le 21 avr. 2017

Critique lue 482 fois

6 j'aime

3 commentaires

Anne Schneider

Écrit par

Critique lue 482 fois

6
3

D'autres avis sur Plus jamais seul

Plus jamais seul
Zarathoustra93
8

Solitude

Plus jamais seul est le film poignant à la mise en scène épurée d’un jeune cinéaste chilien, Alex Anwandter. Il raconte un fait divers : l’agression violente d’un jeune étudiant homosexuel par des...

le 7 mai 2017

3 j'aime

1

Plus jamais seul
mymp
5

Tout sur mon fils

Avant d’être réalisateur, Alex Anwandter est d’abord une star de la chanson au Chili et dans toute l’Amérique latine. En 2012, un jeune fan d’Anwandter, Daniel Zamudio, a été tué lors d'une agression...

Par

le 5 mai 2017

3 j'aime

Plus jamais seul
pierreAfeu
7

Sombre et audacieux

Même en plein jour la lumière entre à peine, par des voies détournées, atténuée par les stores, les rideaux, les volets fermés, brouillée par le nuage de pollution qui recouvre la ville. Le Santiago...

le 2 mai 2017

1 j'aime

Du même critique

Petit Paysan
AnneSchneider
10

Un homme, ses bêtes et le mal

Le rêve inaugural dit tout, présentant le dormeur, Pierre (Swan Arlaud), s'éveillant dans le même espace, mi-étable, mi-chambre, que ses vaches, puis peinant à se frayer un passage entre leurs flancs...

le 17 août 2017

77 j'aime

33

Les Éblouis
AnneSchneider
8

La jeune fille et la secte

Sarah Suco est folle ! C’est du moins ce que l’on pourrait croire lorsque l’on voit la jeune femme débouler dans la salle, à la fin de la projection de son premier long-métrage, les lumières encore...

le 14 nov. 2019

73 j'aime

21

Ceux qui travaillent
AnneSchneider
8

Le travail, « aliénation » ou accomplissement ?

Marx a du moins gagné sur un point : toutes les foules, qu’elles se considèrent ou non comme marxistes, s’entendent à regarder le travail comme une « aliénation ». Les nazis ont achevé de favoriser...

le 26 août 2019

71 j'aime

3