Trois îles qui pointent leurs pics dans une mer huileuse. Un crabe qui batifole sur la grève. Un échassier qui fouille la vase d’un ruisselet. Un chien en maraude. Enfin quelques êtres humains vaquant à leurs occupations. Une jeune femme, brinquebalée par la camionnette qui l’achemine vers un ferry, fait l’inventaire mental de ses effets personnels ; un parachutiste descend au loin ; un maître de la cérémonie du thé s’apprête à remplir son office, dans un recueillement qu’empèse la chaleur estivale. L’horloge d’une petite gare de campagne égrène les secondes aux alentours de 8h15. Tout prépare à la torpeur un peu accablée d’une journée caniculaire, et il ne faut pas plus de cinq minutes à Shōhei Imamura pour ligoter son spectateur dans un état d’éveil optimal. Ce n’est pas seulement une astuce de cinéaste mais le sujet même du film : ce paradoxe voulant que du banal le plus anodin puisse surgir l’évènement le plus extraordinaire, l’accident maximum. Car nous sommes le 6 août 1945, aux environs immédiats d’Hiroshima, et ce qui arrive n’est rien moins que l’apocalypse atomique. Jaillit soudain un éclair de fin du monde, un flash originel de big bang, une mise en péril radicale venant à menacer la visibilité même des images : une immense sur-explosion solaire qui envahit l’écran et crame le grain du noir à blanc. Le genre de truc à fusiller définitivement un négatif. Tout le travail d’Imamura va dès lors consister à recouvrer progressivement la vue, à retrouver à tâtons l’usage du son et de la parole, bref à redonner du cinéma après le titanesque blackout à échelle cosmique que constitua cette déflagration nucléaire. L’idée est très belle qu’il n’y ait que le recours de la fiction pour recomposer une réalité insupportable et, partant, pour la digérer. Une fiction délicate aux effets homéopathiques, presque un baume filtrant pour regard encore fragile. Et qui ne trouve ses marques qu’à l’écart des sentiers du temps réel, pratiquant son travail d’amnésie à même la blessure ouverte.


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Voici donc l’histoire de trois rescapés : un cadre d’usine, Shigematsu Shizuma, son épouse Shigeko et leur nièce de vingt ans, Yasuko. Dès les premiers instants du day-after, ils tentent de rassembler leurs esprits épars et leurs organismes défaits. S’étant comme providentiellement retrouvés, ils traversent ensemble les décombres fumants de la ville anéantie. Seul Shizuma porte sur la joue gauche la trace peut-être bénigne de la "brûlure aux mille soleils". Sur le coup, cobayes d’une monstruosité totalement inédite, ils s’imaginent chanceux et Yasuko, qui a été inondée par la pluie goudronneuse tombée du nuage radioactif, n’a pas d’autre préoccupation que celle, coquette, de laver sa robe pour en faire disparaître les taches. Imamura les reprend au terme d’une ellipse de cinq ans, dans la retraite d’un village languide et idyllique où ils ont leur petit fief agricole. À la cellule familiale s’articule une communauté amicale de pêcheurs taquinant le goujon. Mais la science de l’irradiation invisible opère inexorablement son travail, et ils se savent tous les trois en sursis. L’actualité des atomisés dérange, sans opprobre ni grand bruit. Elle génère plutôt une protestation sourde, une mise à l’index sournoise : la rumeur a fait de Yasuko, pourtant si belle, une pestiférée immariable. Insidieusement, hypocritement, ses soupirants et leurs familles se renseignent, se récusent, mentent, brisent leurs promesses d’épousailles. Dès lors la maladie ne tarde plus à se déclarer, en quelque sorte officiellement. Tout se passe comme si le jugement discriminatoire de la collectivité suffisait à en déclencher le processus. Ce déshonneur suscite des scènes (parmi d’autres) caractérisées par la percée du grotesque. Une devineresse — charlatanesque, selon toute apparence — glapit devant l’autel des ancêtres. Yuichi, ancien combattant que le moindre bruit de moteur replonge dans le souvenir d’une charge de tanks ennemis, se précipite à l’assaut de chaque véhicule (bus, voiture, moto, c’est égal) qui traverse la campagne en pétaradant pour y déposer sous ses roues, avec l’énergie hallucinée du désespoir, une mine imaginaire.


Les Shizuma eux-mêmes semblent avoir avalé leur mal avec leur langue, un mal intériorisé au point de ne s’en sentir ni coupables (jugement de Dieu sur le Japon impérialiste) ni victimes (absence saisissante de toute allusion aux Américains). Bien placés pour connaître le prix mortel d’un manque d’informations, ils écoutent religieusement, à heure fixe, le bulletin de la radio nationale : l’empereur annonce la reddition du Japon, Truman menace d’utiliser la bombe en Corée. Entre eux se tisse un réseau d’intimité qui conteste toute organisation, qu’elle soit sociale (les rapports de hiérarchie entre le patron et ses employés) ou biologique (le père de Yasuko, moitié dégoûté, moitié intimidé, qui renonce à récupérer sa fille). Ils tentent de résister à la tentation qu’a la masse de les marginaliser, de les désigner, de les exclure. Le vase mi-clos de ces damnés de la mort est une petite planète en danger permanent qui trouve un temporaire salut à force de tourner sur elle-même. À situations d’exception, solutions excessives : la tante s’absorbe dans les sciences occultes, son époux dans l’alevinage maniaque d’un étang, l’agité de la mine dans l’art brut et la réprouvée dans la vision paranormale. Ces attitudes ne traduisent pas tant une manière de s’oublier qu’une façon de transformer un sort subi en un destin désiré, jusqu’à encourager l’humour en des circonstances qui ne s’y prêtent guère : il faut les voir se mettre à crapahuter dans la poussière d’un chemin pour apprivoiser la cinglerie commando de Yuichi. Lequel illustre bien la démarche d’Imamura : son traumatisme l’intéresse moins que l’activité créatrice qu’il a déclenchée. Ses pierres sculptées (des gnomes caricaturant les chefs militaires et grimaçant dans les éclairs du combat) se muent en offrande nuptiale à Yasuko. L’appariement de ces deux êtres doux, sensibles et meurtris offre à l’œuvre ses moments parmi les plus émouvants, tendres, lyriques. Même la fatalité se repose lorsqu’elle est lasse d’avoir frappé.


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Désosser la prise de conscience progressive des victimes dépasse en soi le propos du film. Volontairement oublieux des (rares) images documentaires colportées depuis 1945, le réalisateur prend le parti de passer la mémoire mondiale au filtre de ses personnages. C’est un monde immuable que tentent de reconstituer ces êtres qui se défont peu à peu. La beauté de Pluie noire tient dans cette absurdité poignante : les hommes et les femmes s’attachent à une vie qu’ils ont découpée en points fixes alors qu’eux-mêmes sont à la dérive, flottant au gré des caprices de leurs corps déréglés. Ils évoluent dans un univers mouvant, effrayant, celui de la peau qui se tache, des jambes qui flageolent, des mains tremblantes ou des migraines subites. Ils sont pris de vomissements, d’éblouissements, et leurs décès successifs ponctuent la narration d’autant de cortèges funèbres arborant les blanches banderoles du deuil. Un à un, les rituels de vie se dépeuplent, les gestes se perdent tandis que le cimetière se remplit. Inéluctable est cette mort qui, éloignée de l’éclair-qui-tue, gagne en pesanteur. Les cadavres pétrifiés du Gembaku flottaient dans la rivière ; les individus qui désormais s’épuisent portent quant à eux le fardeau de la malédiction. Le père enterre tous ses amis, tous ses proches. Lui seul parvient à vivre, éprouvant finalement, en unique survivant, la peur et le remords de voir s’éteindre de moins contaminés que lui. Le cinéaste exprime ces choses sans larmoyer ni trembler d’indignation vertueuse. Évitant les excès de la dramatisation, il cherche et trouve un ton qui restitue parfaitement le scandale quotidien enduré par les protagonistes. Au terme de ce récit d’une extinction au goutte à goutte, une ambulance emporte Yasuko agonisante. Son oncle fixe l’horizon. Il pense que si un arc-en-ciel multicolore y apparaît, elle sera sauvée. On ne connaîtra jamais le verdict céleste. Le film s’arrête avant, et de toute façon, depuis le début, le ciel était en noir et blanc.


Imamura avait trop traqué le Japon dans ses retranchements historiques pour ne pas coincer un jour le monstre d’Hiroshima devant sa caméra. Il s’était penché sur les protocoles du désir sexuel dans Désir meurtrier, ceux d’une civilisation archaïque et séculaire dans Profond désir des dieux, ceux de l’assassinat dans La Vengeance est à moi. Avec Pluie noire, il cerne au plus près les rites de la souffrance. Il construit sa Passion. Cinéaste sans espoir des gens qui en ont trop, il montre du doigt la douleur. L’angoisse rôde dans ses images faussement étales, dans la paix mensongère des lieux, dans la trompeuse quiétude de ces êtres en suspens. L’essentiel consiste à piéger l’horreur domestiquée et réside dans le sentiment pathétique que la vie n’est qu’une survie dont le terme est imprévisible puisqu’il n’obéit à aucune logique. Impression corroborée par une construction à reprises dont le schéma renvoie à un topos de la science-fiction, le voyage dans le temps. La relecture du journal intime, la récitation de la prière des morts ramènent, avec le héros, dans l’enfer nucléaire. Mais loin d’être sinistre, ce film grave et mortuaire évoque une note de musique étirée à l’infini qui se fondrait lentement dans le silence. Au bord de l’étang où ses amis pêchaient, Shizuma est revenu avec sa nièce. Le réalisateur les cadre à la Ozu (dont il fut l’assistant) : deux silhouettes écrasées avec derrière eux des joncs caressés par la brise. Soudain Yasuko croit apercevoir la carpe géante, symbole de longévité témoignant que les alevins ont grandi, que le désir n’a pas succombé à la pluie noire. Elle crierait presque d’enthousiasme devant la beauté de cette existence qu’elle s’apprête à quitter. Elle se situe dans un entre-deux car si elle vit parmi les souffrants, elle n’en porte pas, durant presque tout le film, les stigmates. Vient alors un plan où elle fait face à son miroir. Jusque là, l’auteur l’avait montrée chaste et charmeuse, avenante mais campée sur sa réserve. Pour la première fois elle se mire, les seins nus, et faufile ses doigts dans sa chevelure, en douceur, comme une baigneuse. Mais c’est pour en détacher une touffe épaisse : elle ne se reconnaît plus, l’esprit embrasé d’hallucinations mortifères. Ce plan-là, on l’a déjà encaissé chez David Cronenberg, du côté des grands cinéastes pudiques, trop épris de métaphysique pour ne pas s’en défier. Imamura est fantastique.


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Thaddeus
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le 24 mars 2024

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