L’enfant. L’enfant est de tous les plans. Solaire. Lumineux. Grave. Infiniment mûr, du haut de ses dix ans, portant un regard aigu sur le monde. Son monde, un monde rude, populaire, des HLM, qui a la parole courte et cinglante, et qui joint le geste, au besoin ; un monde dans lequel l’être doté de sensibilité passe pour une « petite nature »… Et bientôt l’autre monde, auquel l’ouvre son nouveau maître d’école, Monsieur Adamski (Antoine Reinartz), un enseignant venu d’ailleurs, de Lyon, et nommé pour cette rentrée de septembre en Lorraine, dans la petite ville de Forbach. Cet homme est porteur d’un monde plus doux, un monde de mots, de culture, de réflexion, qui ouvre à des univers nouveaux, comme le musée d’art moderne de Metz, auquel Nora (Izïa Higelin), la compagne de M. Adamski, va initier l’enfant ; un monde dans lequel les enfants sont autorisés à s’interroger sur leur avenir, à le projeter différent de leur présent. Notons que, afin de souligner l’opposition entre ces deux mondes selon une approche presque naturaliste, Samuel Theis a choisi des acteurs professionnels pour incarner les personnages issus de cet autre monde, lettré, alors que ce sont des acteurs non professionnels, locaux, qui furent enrôlés pour jouer Johnny et sa famille.


Le réalisateur et scénariste, né le 12 novembre 1978, à Creutzwald, suit ici la veine autobiographique qu’il avait commencé à explorer dans son premier long-métrage, « Party Girl » (2014). Toutefois, il ne centre plus ici son attention sur le personnage de la mère, mais sur celui de l’enfant, incarné par le magnifique Aliocha Reinert, véritablement saisissant de naturel et de profondeur. Cheveux mi-longs, blonds comme les blés, il nous donne le sentiment de découvrir le Tadzio (Björn Andresen) de « Mort à Venise » (1971) enfant. La caméra de Jacques Girault, pareille au personnage incarné par Dirk Bogarde, semble fascinée, aimantée par lui, qui la reçoit aussi ingénument qu’il laisse le soleil traverser ses cheveux et souligner leur éclat. « Le maître », comme il le dit avec dévotion, sera-t-il son Gustav von Aschenbach ?


« Vous lui avez mis des choses dans la tête », accuse, inquiète, la mère de Johnny, Sonia (Mélissa Olexa, parfaite), lorsqu’elle prend la mesure de la force qui unit son cher fils à ce « maître ». Amusante remarque, si l’on prend du recul, car en réalité la chose ne saurait être reprochée à un maître d’école ! Il n’empêche que le questionnement, audacieux, autour du lien pédagogique constitue l’une des grandes forces du film. Aussi bien du côté du maître qui, lors d’un dîner avec des amis, assume et revendique la dimension affective de ce lien ; que du côté de l’enfant, qui se trouve comme défloré par cette irruption soudaine de la culture et, ainsi fécondé par elle, ne peut éviter un remaniement complet de son regard sur son monde d’origine, sur ses proches, sur sa vie familiale. Un remaniement qui explose en une scène d’une grande violence verbale, au cours de laquelle se manifeste toute la force, toute la puissance, de celui qui passait naguère pour une « petite nature ». Un remaniement si profond qu’il pourra éveiller jusqu’à la libido de l’enfant et aller jusqu’à lui faire croire qu’il désire ce que, en réalité, il ne désire pas, car le lien se joue à un autre niveau, plus profond, plus absolu, plus radical, plus définitif que la sexualité seule.


Par son implantation dans la ville de Forbach, où Samuel Theis a grandi, l’œuvre développe un singulier et double dialogue avec l’univers de Régis Sauder, qui titrait « Retour à Forbach » son très intéressant documentaire consacré à cette ville et sorti en 2017, et explorait à sa manière d’autres aspects des enjeux pédagogiques, d’abord à travers son superbe « Nous, Princesses de Clèves » (2011), puis à l’occasion de son ricochet, quelques années plus tard, « En nous » (2022). Dans les deux univers, l’apport pédagogique est loin de se limiter à quelques « compétences » inculquées aux élèves, dont les cerveaux seraient considérés comme des mémoires d’ordinateurs enrichies d’un certain nombre de fichiers au terme de leurs années d’étude.


Ici, dans le long-métrage de Samuel Theis, c’est véritablement un changement de « nature » qui s’opère par le truchement de la rencontre avec un enseignant et qui nous donne le sentiment d’assister, avec émotion, émerveillement, et non sans crainte, au sauvetage d’un nouveau Petit Prince, arraché à « La Merditude des choses » (2009), pour rendre hommage à cet autre très beau film, celui-ci de Felix van Grœningen.

AnneSchneider
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le 4 avr. 2022

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Anne Schneider

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