Persuasion
4.7
Persuasion

Film de Carrie Cracknell (2022)

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Décidément Persuasion est très difficile à adapter. La faute sans doute à des réalisateur.ice.s qui souhaitent moderniser à tout prix le matériau (Mansfield Park souffre du même mal).

Me permettrais-je de suggérer d'adapter d'autres œuvres avec des héroïnes plus dynamiques (éventuellement de Jane Austen : Northanger Abbey, Lady Susan...) si la réserve polie de Anne Elliot vous ennuie ?

Beaucoup de défauts ont déjà été pointés par d'autres utilisateurs (infantilisation du spectateur, absence d'alchimie entre les acteurs = manque de tension dramatique). Je me contenterai donc de parler du personnage d'Anne Elliot et de son changement malheureux par rapport à l'œuvre d'origine. Changement qui s'explique par la volonté de passer d'un registre dramatique à comique, et qui condamne le film au naufrage.

Une héroïne, façon créature de Frankenstein

Suivant sans doute le modèle de l'adaptation 1999 de Mansfield Park, l'algorithme de Netflix a choisi de faire de son héroïne une fusion entre :

  • le personnage du roman
  • la narratrice austenienne
  • l'héroïne romcom gaffeuse, inspirée de Bridget Jones (adaptation modernisée d'Orgueil et Préjugés), pour rajouter une pincée de modernité et un ressort comique

La narration austenienne fonctionne de la manière suivante : la narratrice fait une analyse, la scène suivante prouve sa véracité.

Exemple : l'incipit d'O&P : "tous les hommes célibataires sont à la recherche d'une épouse selon la société", suivi immédiatement d'une scène où Mrs Bennett explique à son mari que le nouveau voisin sera intéressé par une de leur fille avant même de l'avoir rencontré.

Se voulant comique, cette adaptation de Persuasion choisit de fusionner l'humour de la narratrice à la voix de l'héroïne. Une DakotAnne tricéphale nous répète donc 3 fois les mêmes informations (en cassant le quatrième mur, par des gaffes, par les dialogues...). Et elle agit de manière complètement aléatoire selon les contextes (sarcastique, stupide, séductrice, mélancolique...)

Usant.

Une modernité mal exploitée

Costumes, coiffures, attitudes et jeu d'actrice nous le montrent : cette Anne là est cool, canon. C'est une nana d'aujourd'hui, qui s'est pas remise de sa rupture, qui force un peu sur la bouteille et dit toujours ce qu'il ne faut pas, sauf quand ça arrange l'intrigue, mais on peut grave s'identifier (non.)

Si l'inclusion de vocabulaire moderne, façon influenceur de l'enfer, peut être drôle, elle n'est pas un substitut pour une intrigue cohérente (original quote).

Il faut tout de même rappeler que cette histoire d'amour est avant tout une étude de caractères. En changeant une personnalité, on déséquilibre toute les relations.

AnneTM est convenable, au sens fort : elle est l'héroïne austenienne la plus accomplie (lettrée, pianiste), la plus "noble" (fille de baronnet), mais aussi la plus agée (des "grands romans") et la plus sage (au sens philosophe). Mais toutes ces convenances l'ont mise dans la triste situation où elle est au début de l'histoire : vieille fille, ignorée par sa famille et quasiment sans ami. Son histoire va lentement dévoiler ses mérites auprès de tous.

DakotAnne n'a rien perdu de la beauté de ses 18 ans, elle a des amies - Lady Russell est de toutes les confidences, les soeurs Musgrove l'adorent - et elle n'a pas de problèmes à dire tout ce qu'elle pense. Elle lève donc presque tous les obstacles du roman : on ne parle que d'elle et elle ne cesse de dire ce qu'elle pense à tout le monde.

Comment faire une histoire de comeback satisfaisante sur cette base ??

Une réinvention de l'intrigue au chausse-pied

Puisque DakotAnne, est désirable et désirée, il faut que les obstacles soient extérieurs. On revient donc aux épouvantables clichés de comédie romantique : les personnages ne communiquent pas des information-clés... sans raison valable.

Louisa Musgrove devient rivale malgré elle. Alors qu'elle demande littéralement la permission...

Wentworth friendzone Anne... parce qu'il reste encore une bonne moitié de film.

Le plus ridicule, on va carrément piquer une péripétie à Raisons et Sentiments pour meubler.

Anne croit que Wentworth est fiancé, alors que c'est un autre "Capitaine" qui s'est fiancé à Louisa (confusion piquée à Elinor Dashwood). Ceci pour expliquer le manque de communication entre Anne et Wentworth, alors même que les convenances ne sont plus un facteur... puisque le film a décidé de s'en passer ! (sérieusement, Bridgerton prend le contexte historique plus au sérieux !!!)

Et puis à Orgueil & Préjugés pour faire bonne mesure : avec une conversation entendue par hasard où Anne entend dire du mal d'elle (l'inverse du roman).

Le charisme d'invertébré de Cosmo Jarvis finit d'enterrer toute crédibilité dans cette histoire d'amour.

La retenue, une qualité démodée ?

La grande leçon de Jane Austen dans ses principaux romans est toujours axée sur la notion de restraint. La retenue. Que ce soit une qualité que les personnages doivent développer ou apprendre à apprécier, elle est toujours présente. Sans être nécessairement glorifiée d'ailleurs, puisqu'elle cause souvent bien des souffrances aux héroïnes qui l'exercent.

Nouvel exemple O&P : Elizabeth doit gagner en retenue en faisant moins de jugements à l'emporte-pièce. Tandis que la trop grande retenue de sa soeur Jane manque d'enterrer son histoire avec Bingley, qui la pense indifférente.

Persuasion est le roman de la maturité : la jeune Anne était justifiée dans sa décision de refuser le fougueux Wentworth (même si la suite lui a donné tort). Des années plus tard, Wentworth doit apprendre à apprécier sa retenue/sagesse même si elle s'est exercée à ses dépends.

L'adaptation 2020 d'Emma a estimé que l'apprentissage de la retenue était encore pertinent pour le public d'aujourd'hui. Et je aussi convaincue que Persuasion a des richesses toujours opérantes :

AnneTM retrouve sa beauté fânée quand elle est active, appréciée et au grand air : une vérité que tous ceux qui ont vécus les différents confinements ne peuvent que confirmer.

Wentworth est séduit par la jeunesse de Louisa Musgrove mais ne se rend pas compte des psychodrames qu'il crée.

Il montre finalement la qualité de son caractère en choisissant une épouse qui est son égale et non pas une distraction. Toutes les femmes de bon sens du roman approuvent, à l'image des lectrices. Vérité universelle ou non, cette résolution ne peut que plaire, aujourd'hui encore !

En somme, la volonté de transformer ce roman mélancolique, sur les difficiles leçons de la maturité, en une romcom tendance méta se heurte a un obstacle insurmontable :

la logique.

Æsahættr
4
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le 17 nov. 2022

Critique lue 897 fois

6 j'aime

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