« Ma vie sous verre s’avère ébréchée... » (Alain Bashung)

Pour son cinquième film de cinéma, Claire Devers s’inscrit dans une lignée initiée en 1968, avec « Théorème », de Pasolini https://www.senscritique.com/film/Theoreme/476198, et se prolongeant jusqu’à « Mise à mort du cerf sacré » (2017), de Lánthimos https://www.senscritique.com/film/Mise_a_mort_du_cerf_sacre/21752347, en passant, entre autres, par « Dans la maison » (2012), de François Ozon https://www.senscritique.com/film/Dans_la_maison/391018, ou encore, en amont, « Pingpong » (2007), de l’allemand Matthias Luthardt https://www.senscritique.com/film/Pingpong/464222 : un intrus, auquel sa jeunesse confère une sorte d’innocence naturelle, se glisse dans une cellule familiale et la conduit finalement à son implosion. Ce fil courant d’un film à l’autre croise, chez la réalisatrice, un autre axe, celui de sa fascination pour les rapports entre hommes, rapports ambigus mais ne passant pas nécessairement par une explicitation érotique. Son tout premier film, « Noir et blanc » (1986) https://www.senscritique.com/film/Noir_et_blanc/425377, illustrait déjà ce trouble.


Une troisième composante entre en ligne de compte, puisque, comme plusieurs de ses prédécesseurs cinématographiques, Georges est un professeur. Impliqué avec mesure dans son travail, il est soudain traversé d’une passion salvatrice qui va l’amener à ouvrir grand les portes et fenêtres de sa maison campagnarde à un jeune rôdeur déscolarisé, Zack Vachon, incarné avec nonchalance et mystère par Noah Parker. D’où une résistance, opiniâtre mais vaine, opposée par sa femme Emma, à laquelle l’actrice et réalisatrice Monia Chokri prête ses traits, figés dans la fixité fascinée de la victime crucifiée au cœur de la toile. Ces confrontations offriront l’occasion d’une peinture au vitriol, très chabrolienne, de la société aisée du Québec, ayant choisi de vivre à la campagne dans des habits et réflexes urbains, et devisant culture comme si théâtres et cinémas se trouvaient toujours à sa porte.


Plus de tendresse, en revanche, dans le portrait subtilement brossé d’un collègue enseignant, Zweig : Stéphane de Groodt semble prendre un secret mais vif plaisir à jouer un contraste saisissant, entre raideur très « vieille France » d’un pédagogue aux pratiques efficaces mais conservatrices et relâchement insoupçonnable dans la sphère intime, au creux de l’espace joyeusement artiste qui abrite son atelier...


Si ces seconds rôles sont traités avec finesse, il n’en demeure que moins que le pilier central est offert, jusque dans son écroulement final, par le fût massif de la silhouette de Grégory Gadebois. Passablement maltraité par ses congénères - sa sœur compare son visage à une citrouille, un voisin supposé ami assurera l’avoir pris pour un ours... -, il n’en conserve pas moins une expressivité inouïe, la moindre pensée venant modifier légèrement l’organisation de ses traits et rendre inutile le recours aux mots. Sans fausse note, il exprime aussi bien l’assurance inspirée d’un professeur investi de sa mission que la prise de conscience fulgurante qui terrasse soudain l’homme dont l’univers vacille...


Un univers dont les décors, par David Pelletier et Frédéric Devost, et la photographie, par Stefano Paradis, montrent d’emblée la fragilité : univers de transparence, disant la vulnérabilité, de reflets, disant la duplicité, les jeux de doubles, le risque de perte... Univers dans lequel tout ce qui concerne la maison est comme pétrifié et où seule la nature qui environne les habitacles humains semble animée, douée de respiration, voire de colère. D’ailleurs, la diction des petits êtres qui s’agitent et parlent dans leurs abris peut surprendre par une certaine théâtralité, qui va de pair avec cette vie si peu vivante, comme formolisée, où les fenêtres deviennent parois de bocal, et où seul l’individu vibrionnant à l’extérieur paraît apte à l’improvisation, à l’initiative, hors-normes... Une exercice de la liberté, liberté voyeuse, intrusive, auquel goûtera brièvement le professeur...


Sur cet univers en sursis plane la très belle musique du compositeur belge Frédéric Vercheval. Une partition qui ne convoque plus les instruments anciens ou traditionnels, comme dans l’envoûtante bande originale du film de Marine Francen, « Le Semeur » (2017) https://www.senscritique.com/film/Le_Semeur/27067946, mais qui, électronique et s’inspirant des musiques amérindiennes, donne à entendre la sauvagerie qui palpite en tout être humain, en même temps que son appel au rêve...


Dans cette œuvre de maturité et de maîtrise, Claire Devers, inspirée ici par un roman de Paula Fox, s’entend à faire exploser les parois de verre qui nous séparent encore des tréfonds de l’âme humaine.

AnneSchneider
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le 28 juin 2019

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Anne Schneider

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