Il y a peut-être fort à parier qu'il se passe quelque chose dans ce cinéma français que représente Patricia Mazuy, celui des francs-tireurs discrets qui justement ne représentent personne, qui ne se revendiquent d'aucuns milieux, et qui tournent peu ou alors en famille, mais toujours pour faire exploser la baraque. Ils sont un peu à côté, un peu à la marge, et en même temps se distinguent par l'honnêteté d'un cinéma vraiment populaire et vraiment fou. Ces cinéaste si différents mais si semblables par la puissance des questions qu'ils nous posent se nomment Robert Guédiguian avec La Villa, Serge Bozon avec Madame Hyde, Alain Guiraudie avec Rester Vertical, Patricia Mazuy et donc ce réjouissant Paul Sanchez est revenu !. Des films qui ne ressemblent à rien d'autre qu'à leur auteur et qui semblent ne poser qu'une seule question, à la lumière du titre d'un film que Bozon tournait en 2007 : c'est quoi la France ? Ces films n'apportent aucune réponse toute faite à cette question qui pourrait dans un autre contexte au mieux susciter le rire, au pire l'inquiétude (style débat sur l'identité nationale ou autre connerie) ; mais donnent des nouvelles inestimables d'un pays qui restera toujours une question passionnante, malgré les tentatives de récupération, malgré la bêtise rance, malgré, malgré... Un pays où l'on parle, l'on se querelle, l'on discute et l'on se bagarre pour ses idées ; mais où le fatalisme et le populisme rodent doucement. Le plus beau film français de l'année, Mektoub My Love de Kechiche, parle aussi de cette réalité sociale en faisant un saut bienvenu dans le temps, en 1994, au milieu d'une sorte d'Eden paradisiaque que devient la plage de Sete, où religion, couleur de peau, mixité sociales n'étaient pas encore une question explosive. Cette dimension explosive, le film de Mazuy la saisit d'ailleurs comme aucun autre, la laissant infuser sa merveilleuse mise en scène. Paul Sanchez est revenu ! est un film traversé par une tension d'une puissance redoutable, tout en faisant mine de désamorcer sans cesse ses enjeux, avec un esprit joyeusement autodestructeur, génialement décalé, continuellement surprenant. D'un seul geste de cinéma, et tout en assumant complètement ses références très spectaculaires, très américaines au fond, Mazuy enterre aussi bien les Coen et leur cinéma mesquin et moraliste (auxquelles elle emprunte la même faculté à dépeindre avec tendresse des personnages aussi effrayants que complètement nazes) ; que Shyamalan et son goût pour le spectaculaire et les fins à twists. Le twist de ce film là est l'un des plus beaux que j'ai eu la chance de voir au cinéma, car, outre le fait qu'il soit génialement écrit et amené par le scénario (Mazuy a bien révisé son Hitchcock), il élève le film à un autre niveau, il élève le film, encore une fois, à la question de l'habitation d'un territoire, de l'habitation d'un pays, l'habitation d'un corps, d'un désir. C'est un film bouleversant sur le désir d'être vu, d'être reconnu, d'être important - un film sur l'envie, la bêtise et la séduction de l'envie, cette envie typiquement française ; volonté à jamais insatisfaite d'être quelqu'un d'autre. Le sublime dernier plan révèle la liberté absolue du cinéma de Mazuy, qui est une artiste vitaliste avant d'être un cinéaste moraliste : elle suivra toujours ses personnages dans la quête de leur liberté, fut-elle naîve ou illusoire. Peut-importe, car elle reste lucide, Mazuy, elle est dure, impitoyable, virile et anarchiste, et parfois, elle fait complètement n'importe quoi - burlesque, franchouillarde, décalée à outrance, sa comédie policière émeut parfois aux larmes car elle atteint l'universalité de nos désirs. A chaque fois qu'elle y va un peu trop fort, qu'elle flirte avec la parodie ; féline, elle retombe sur ses pattes et fonce vers son sujet. C'est quoi la France ? c'est une succession de ratés, de surplaces, de zones qui s'imbriquent, se répondent et s'annulent, de vitesses, de réseaux, de personnages qui pètent les plombs et qu'on relègue à la marge, de rochers couleur rouge, de gendarmes qui s'ennuient, d'employés de stations services qui attendent qu'ils se passe quelque chose. C'est dans La Villa des vieux gauchistes qui font le point, et soudain, un bateau arrive, l'Ailleurs frappe à la porte, et que faut-il faire ? c'est dans Madame Hyde la relation entre une prof malmenée et un jeune de banlieues, c'est Romain Duris qui joue un proviseur macroniste, c'est José Garcia qui reste à la maison et qui ne veut surtout pas que quelque chose change, c'est le monde de l'éducation qui brûle, c'est une jeunesse qu'on empêche de flamber, c'est cette phrase sublime que la prof lâche avant de s'échapper d'elle même : "il y a tellement d'environnements pour toi...." ; c'est dans Rester Vertical un artiste qui devient un SDF en se perdant dans la diagonale du vide ; ce sont chez Kechiche des corps qui s'agrippent et une plage et des mots et du soleil ; c'est un territoire, urbain ou méditerranéen, ce sont des maisons, des immeubles, des lycées ; des zones neutre, si pleines de promesses et de poèmes. Bref, on ne sait pas ce que c'est, vraiment. Et ces cinéastes ne sont pas Claude Lelouch : ils n'imposent pas un label "esprit français" et ne cherchent pas par leur cinéma à définir ce qu'est le sens de la vie ; ils cherchent et parfois ils trouvent, et pourquoi pas dans des contrées lointaines, pourquoi pas dans les terres du Western, pourquoi pas dans la musique de John Cale, qui ici, accompagne les personnages à la lisière d'un monde qu'ils n'ont pas d'autre choix que de faire exploser afin de conquérir enfin leur liberté. Et c'est extraordinaire, quelque part, ce qu'il se passe si tout cela se passe vraiment : ça veut dire que les rares poètes qui nous restent ont encore quelque chose d'important à nous dire sur nous, sur ce que nous sommes, sur ce qui nous unit et peut-être nous désunit. Pour Patricia Mazuy, la réponse et claire, et tortueuse, vicieuse comme il faut - c'est cette phrase que Laurent Lafitte lâche avec ses dents pourries et ses paquets de chocolat Suchard achetés à la station-service : "Je suis Sanchez, on est tous Sanchez".


(j'ajoute que j'ai été très jaloux du film - toujours je m'étais dit, "un jour tu réaliseras un film à partir de cette affaire" ; l'affaire de Ligonnès - j'avais commencé à écrire des choses, des bribes, des essais. Et bim ! voilà que Mazuy vient de réaliser le film parfait, parce qu'elle a compris ce que cette histoire sordide vient raconter de nous. Et elle fait un film qui lui appartient, qui ne ressemble qu'à elle et donc à pas grand chose. Elle vient donc de réaliser le film de mes rêves, et d'un même geste de m'expliquer pourquoi j'ai un jour rêvé de faire ce film là. Je suis vert...)

B-Lyndon
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le 25 juil. 2018

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B-Lyndon

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