« Artificielle et vibrante forêt de la ville »


Critique de Paranoid Park avec spoilers.



Après s’être rapproché des majors hollywoodiennes pour lesquelles il réalisa plusieurs films de commandes (et de qualité), Gus Van Sant retourne à un cinéma plus personnel, proche de l’expérimental, au début des années 2000. « Paranoid Park », sorti en 2007, vient compléter ce qui était alors appelé la « trilogie de la mort », composée des films « Gerry », « Elephant » et « Last Days ». Le film est l’adaptation d’un roman du même nom dont l’action est située à Portland, ville qui servait souvent de décor dans les premiers longs-métrages indépendants du réalisateur.
L’intrigue suit Alex, adolescent passionné de skate, qui va commencer à se rendre au Paranoid Park, le skate-park de l’Eastside qui a mauvaise réputation. Une nuit, non loin de ce lieu, le corps d’un agent de sécurité est retrouvé sur la voie ferrée. Et, autant le dire maintenant, Alex est responsable de ce meurtre (accidentel) et décide de cacher la vérité à son entourage mais aussi à l’inspecteur de police chargé de résoudre l’enquête. Cette histoire sert de prétexte au véritable objectif de Gus Van Sant : mettre en scène la psyché d’un adolescent déconnecté de la réalité mais qui, face à la mort, va prendre conscience du monde qui l’entoure et va devoir alors faire des choix.


Ce n’est pas la première fois que Gus Van Sant se penche sur le thème de la jeunesse marginale américaine (« Drugstore Cowboy » ou « Elephant »). En revanche, dans « Paranoid Park », le parti pris du réalisateur est de sonder l’intériorité complexe de la figure de l’adolescent. Pour ce faire, le film se focalise sur le point de vue d’Alex tout du long. Son personnage est présent dans la quasi-totalité des plans, les seules exceptions sont les contre-champs et les scènes de skate. De plus, plusieurs scènes sont commentées par la voix off d’Alex, ce qui permet de suivre le cheminement de sa pensée. L’interprétation de Gabe Nevins, qui joue Alex, est impressionnante d’authenticité, d’autant plus qu’il n’était même pas acteur à la base (ce sera d’ailleurs son seul rôle). Son visage, souvent filmé de près, son regard et ses expressions traduisent à merveille l’isolement et le trouble intérieur du personnage, et le fait qu’il essaie de ne rien laisser paraître.
La psyché d’Alex va être explorée dans son rapport à son environnement. Il est dépeint comme un adolescent solitaire, isolé et qui ne s’intéresse qu’à une seule chose : le skateboard. La mise en scène de Gus Van Sant va souligner l’isolement du personnage par rapport au monde qui l’entoure. Lors de la scène où il conduit de nuit pour aller au Paranoid Park, les plans subjectifs sur la route sont laissés dans le flou. Lorsqu’il marche dans un couloir du lycée avant d’être interpellé par Jennifer (sa petite amie), il est filmé en longue focale et est le seul personnage à apparaître net dans le cadre. Plus tard dans le film, à la patinoire, il reste en retrait du groupe d’amis de Jennifer et ne participe pas à leurs plaisanteries, il garde la tête baissée même lorsqu’ils l’interpellent. Ce repli sur soi du personnage va donner lieu à des séquences oniriques qui vont permettre l’introspection du personnage. En effet, le Paranoid Park (« artificielle et vibrante forêt de la ville ») apparaît comme étant un espace mental dans lequel Alex se projette. Cet endroit, bâti par les laissés-pour-compte de Portland et qui en ont fait leur principal lieu de vie, est adapté à la personnalité marginale du jeune adolescent. Il s’y sent mieux que chez lui. A travers son personnage principal, Gus Van Sant évoque une jeunesse américaine en perte de repères, et confrontée à un monde qu’elle ne comprend pas : les adultes qui se séparent, la guerre en Irak (plusieurs fois évoquée) ... Alex, pour fuir cette réalité, se réfugie constamment dans cette bulle mentale où il s’imagine en train de faire du skate comme un pro, c’est pour lui un lieu d’évasion dans lequel il se sent libre. En réalité, il n’ose pas se lancer (il estime ne pas être à la hauteur) et préfère s’asseoir sur sa planche pour observer le décor, les individus qui s’y trouvent et laisser dériver son esprit. Pour rendre le côté hypnotique du Paranoid Park, les scènes vont être filmées à l’aide d’un objectif à courte focale et avec une pellicule à gros grains. La caméra va s’adonner à un véritable ballet en suivant, au ras du sol, les déplacements des skateurs au milieu des quarters du skate-park. De plus, cette atmosphère onirique va être renforcée par des enregistrements de voix murmurées (difficilement audibles) qui accompagnent une bande son expérimentale dans laquelle musiques et effets sonores sont superposés et mélangés. La réalisation de ces séquences donne un effet d’apesanteur au long métrage à l’instar de cette scène qui montre plusieurs skateurs s’élancer dans les airs, au ralenti, comme s’ils planaient au-dessus de la rampe, libérés de toutes contraintes physiques. Le Paranoid Park est également associé au thème de la mort :



« Il y a des macchabées ici, sous le ciment. »



Ce skate-park de l’Eastside est évoqué à plusieurs reprise comme un lieu dangereux, il préfigure le drame à venir.
D’autres scènes de skateboards, différentes, sont disséminés dans le film et lui conférent un aspect documentaire sur la communauté des skateurs de Portland. Elles sont filmées avec une caméra super 8 pour imiter le style des vidéos de skate généralement tournées avec ce type de format. La présence de ces scènes et le mélange des objectifs (le reste du film est tourné en 35 mm) permettent à Gus Van Sant de brouiller la frontière entre réalité et fiction et d’amplifier le caractère étrange et expérimental du long-métrage.


L’originalité du film vient aussi du fait que le scénario est construit sous formes de flashbacks. Cette narration rétrospective se justifie par l’écriture sur papier des évènements qui ont mené au meurtre de l’agent de sécurité, et de ce qui a poussé Alex à rédiger ces pages. Le film s’ouvre sur sa main qui commence à écrire son histoire, qui a pour titre : « Paranoid Park ». Il se termine sur Alex brûlant chacune des pages. L’écriture occupe une place centrale dans le film qui est ponctué de plusieurs scènes montrant le personnage en train d’écrire dans un cahier chez son oncle ou sur la plage. Elle a un effet cathartique sur Alex car elle aura pour effet de lui faire prendre conscience du crime qu’il a commis et d’extérioriser sa culpabilité. Ce qui lui permettra de mettre de l’ordre dans ses pensées et de se restructurer.
Le rythme et la progression du scénario sont intimement liés aux écrits d’Alex. Dans la première partie du film, le scénario apparaît déstructuré, les scènes apparaissent dans le désordre, se suivent sans véritables liens et certaines vont même aller jusqu’à se répéter par deux fois. Ce récit discontinu représente les mouvements de la pensée d’Alex, qui se confie directement au spectateur mais ne sait par où commencer :



« J’écris tout ça en vrac. Désolé, je brillais pas aux ateliers
d’écriture. Mais je mettrai ça noir sur blanc un jour. »



Cette fragmentation du récit se manifeste jusque dans le contenu de certaines scènes qui perdent en signification par manque de contexte : la scène où Alex se change devant la fenêtre, se baisse rapidement et se cache ; celle où il décide de téléphoner, chez Jared, et raccroche subitement ; ou encore celle où il refuse d’expliquer son changement de planche de skate à son ami. Si le spectateur comprend rapidement qu’Alex est mêlé à cette histoire de meurtre, son personnage, présenté comme complètement déconnecté du réel et passif, semble occulter cet incident. Il y a une ellipse entre la scène où Alex fait la rencontre de Scratch et celle qui suit, introduite par la réplique : « Plus tard, je suis rentré chez Jared ». Pourtant, il était question dans la première scène de « chopper un train ». Mais c’est lorsqu’Alex va se remémorer le moment où l’inspecteur Lu lui fait passer la photo du corps de l’agent de sécurité que le film va dévoiler ce qu’il s’est réellement passé cette nuit-là :



« J’avais essayé d’oublier, mais la photo avait tout fait revenir. »



Alex et Scratch se sont accrochés à un train qui passait à proximité du Paranoid Park. Un veilleur, posté non loin de là, tente de les faire descendre en leur donnant des coups avec sa lampe torche. Alex riposte en frappant, à l’aide de son skate, la tête du gardien. Ce dernier perd alors l’équilibre et trébuche sur les rails de la ligne d’à côté au moment du passage d’un train. Scratch s’enfuit et Alex, qui a fini par sauter, découvre, horrifié, l’agent de sécurité amputé de la partie basse de son corps en train de ramper vers lui les tripes à l’air. Toute cette séquence est filmée au ralenti pour en appuyer l’horreur. L’échange de regard entre Alex et sa victime qui le supplie impacte psychologiquement le spectateur et lui permet de partager le traumatisme du personnage principal.
La scène de la douche (qui fait écho à celle de Psychose) reflète parfaitement le choc émotionnel qu’a subi Alex. Il est filmé en plan rapproché, d’abord de profil, l’eau s’écoulant sur sa tête baissée. La scène est tournée au ralenti et va durer plus de deux minutes au cours desquelles Alex va prendre son visage dans ses mains, se tourner vers la caméra et glisser lentement contre le mur de la douche. La confusion du personnage va être accentuée par un travail sonore remarquable : le bruit du ruissèlement de l’eau va se trouver parasité petit à petit par des sons de la nature (bruissement du vent dans le feuillage des arbres, chants d’oiseaux) qui vont devenir de plus en plus envahissants et assourdissants. Alex est filmé comme une victime écrasée par le poids de la culpabilité. Juste après cette séquence, le réalisateur va enfermer son personnage dans le plan en faisant un surcadrage. En effet, Alex, en train de se changer, est filmé depuis le couloir dans l’entrebâillement de la porte de la chambre de Jared (parti en weekend), formant ainsi un cadre dans le cadre. Dans la scène suivante, son visage est filmé en gros plan sur le lit mais l’image est complètement floue jusqu’à ce que la mise au point soit faite. Les scènes oniriques qui suivent montrent des jeunes en train de faire du skate à l’intérieur de tunnels cylindriques ; l’espace du cadre est à nouveau fermé :



« J’étais foutu. Comment m’en sortir ? »



Le souvenir du meurtre, qu’Alex avait tenté de refouler jusque-là, constitue littéralement la scène centrale et pivot du film. Elle divise le long-métrage en deux parties de durées égales et cette rupture va être symbolisée par le motif de la scission apparaissant sous différentes formes dans le récit : le divorce des parents, la séparation d’Alex avec Jennifer, le corps de l’agent de sécurité coupé en deux ou encore la séparation entre réalité et onirisme. La séquence du crime était la pièce manquante du puzzle, celle qui avait été remplacée par une ellipse dans l’exemple cité plus haut. C’est l’acceptation de sa culpabilité qui va permettre à Alex de maîtriser son récit et de le faire progresser :



« Le moment était venu de réfléchir et de trouver une solution ».



La seconde partie du film est alors racontée de manière linéaire pour souligner l’idée qu’Alex a réussi à se soulager du fardeau da sa culpabilité et par là même, à remettre en ordre ses pensées.
Avant la scène du meurtre, il semblait constamment détaché de tout, passif, comme s’il vivait dans une autre réalité. Cette confrontation avec la mort lui permet de prendre conscience de son existence, de son moi. Il va alors se remettre en question et tenter de reprendre sa vie en main. Depuis le début, il subit les évènements : le divorce de ses parents, sa relation superficielle avec Jennifer et son isolement vis-à-vis de son entourage. Alors, il va décider de rendre visite à son père qui va lui expliquer la situation et s’excuser auprès de son fils. Après avoir exaucer le souhait de sa copine, qui voulait coucher avec, il décide de la quitter car il ne l’aime pas. Il se débarrasse de tout ce qui l’empêchait d’avancer pour profiter de la vie. Il va aussi commencer à prêter attention aux autres : à son petit frère, à son père et surtout à son amie Macy (c’est elle qui va lui conseiller d’écrire pour apaiser son mal-être). Enfin, l’écriture de l’histoire du meurtre du gardien a permis à Alex de prendre conscience de sa culpabilité et, par conséquent, de se décharger d’un poids.


Paranoid Park constitue une véritable expérience cinématographique pour le spectateur. Les expérimentations visuelles et sonores de Gus Van Sant rendent le film vertigineux et sensoriel. La mise en scène et le scénario nous plongent dans la psyché du personnage d’Alex et permettent d’en brosser un portrait intimiste, complexe et complet. Ce processus immersif permet au spectateur de suivre et de vivre avec le personnage son parcours psychologique et psychanalytique. Gus Van Sant a très bien compris que l’adolescence est une période faite de contradictions, de doutes, d’isolement, d’angoisses et de rêves. Et c’est toute cette complexité qu’il a cherché à retranscrire. Mais je vais laisser la parole à Alex qui résume parfaitement le projet du réalisateur :



« Mais il y a autre chose en dehors de la vie normale. En dehors des
profs, des ruptures, des filles… Quelque part. En dehors… Il y a
différents niveaux de choses. »



Gus Van Sant transcende le teen movie et fait de Paranoid Park un must du genre.

Will76000
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le 8 août 2020

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