Les années soixante furent un tourbillon esthétique et idéologique majeur du XXe siècle, entre l’émergence du black power, la mouvance hippie, l’apparition du rock en Angleterre et aux Etats-Unis, la mort de John Fitzgerald Kennedy, les avancées en conquête spatiale qui permirent à Youri Gagarine d’être le premier homme à aller dans l’espace, etc… C’est dans ce contexte qu’en 1968, année des émeutes étudiantes et ouvrières en France, année du Beggars Banquet des Rolling Stones, Jean-Luc Godard réalise ce One + One. Un film sur un monde en constante évolution, sur la culture et la politique, en bref, un film révolutionnaire sur la révolution, annonciateur de ce que sera le groupe Dziga Vertov. Le film se construit en cinq tableaux, quatre répondant de l’audio-vision, et un purement sonore.

Le tableau le plus pop de ce documentaire est évidemment l’enregistrement de l’hymne Sympathy for the Devil par les Rolling Stones. On y suit les membres du groupe réaliser des essais rythmiques, mélodiques, différentes interprétations ou improvisations. Littéralement un morceau en train de se faire. Keith Richards et Mick Jagger dirigent et donnent le la, tandis que Charlie Watts écoute attentivement les instructions tout en servant de structure rythmique forte au groupe. Brian Jones, quant à lui, de plus en plus affecté par ses consommations abusives et qui sera viré du groupe quelques mois plus tard, reste en retrait. Les images sont un témoignage sur un groupe mythique, les relations amicales et professionnelles sont mises en exergues par une caméra se déplaçant en plan-séquence dans l’espace du studio, en son direct.

Le deuxième tableau, bien plus préparé, moins pris sur le vif, est celui de la casse de voitures investi par les Black Panthers. Ceux-ci, tout en se préparant à une guérilla, lisent des extraits de pamphlets de Amiri Baraka traitant de la différence entre les noirs et les blancs, la prise de pouvoir par les noirs, le colonialisme des blancs, pour l’élaboration d’une esthétique afro-américaine. L’un des plus beaux passages cités est celui issu du livre Black Music (1966) dans lequel il parle de l’apparition du blues en tant que musique viscérale et sa réappropriation culturelle par les blancs qui le transformèrent en pop en l’édulcorant et la rendant artificielle. Le parallèle avec les Rolling Stones est à la fois évident et osé. Ce tableau est chaotique, on y retrouve à la fois des activistes intellectuels qui questionnent leur place en tant qu’hommes noirs, des jeunes femmes blanches assassinées, des trafics d’armes…

Le troisième tableau, purement fictif, suit le personnage allégorique de Eve Democracy jouée par la muse et compagne d’époque de Godard, Anne Wiazemsky. Celle-ci peint des aphorismes sous forme de calembours politiques dans la ville, sur des affiches publicitaires, des voitures, etc… : MAO & ART, MARX & SEX, FREUDEMOCRACY, CINEMARXISME, SOVIETCONG, ou US = 卐. Comprenne qui pourra… En tant qu’actrice, elle répond également à une interview sur des questions d’ordre moral, politique et culturelle, uniquement par yes ou no.

Le quatrième tableau est celui du vendeur fasciste de revues pornographiques et de comics, joué ironiquement par le producteur du film, Iain Quarrier. Celui-ci lit le Mein Kampf (1925) d’Adolf Hitler, et force les gens à effectuer des saluts nazis et frapper des hippies qui rétorquent par des slogans communistes.

Enfin, le dernier tableau, purement vocal, est celui de la lecture d’un roman lu en voix off qui ridiculise les figures politiques de l’époque, allant jusqu’à rendre pornographique certains passages. Il désacralise ces icônes du pouvoir en en faisant des personnages de fiction paillarde.

Ces différents tableaux cohabitent au sein du métrage par l’usage du montage, le son d’un des tableaux pouvant aller chevaucher une autre séquence. Le film déborde d’idées et est d’une richesse telle qu’il est difficile de saisir un propos précis, il serait probablement plus pertinent de le voir comme un collage servant d’ouverture à la réflexion, à la prise de conscience, à la révolution esthétique et culturelle. Le dernier plan du film, montrant une Eve Democracy mourante rompant les différents tableaux en rejoignant les Black Panthers lors d’une intervention armée, puis s’élevant au-dessus du ciel à l’aide du bras mécanique d’une grue de caméra, entourée d’un drapeau rouge et d’un drapeau noir, comme si la pureté de la démocratie était morte, comme si elle n’était qu’une idée fictive, un personnage de film. Les années soixante furent un tourbillon esthétique et idéologique majeur du XXe siècle, et Godard en fut l’un des plus grands captureurs.

06/08/2023

Don-Droogie
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le 6 août 2023

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