"On connaît la chanson" est un film étrange. Pour un bobo parisien (du moins d'origine) comme moi, c'est un peu un film fait pour moi et les gens de ma classe. Mais à bien y regarder, c'est aussi un film qui légitimise notre position. Je m'explique.
On est dans Paris, Paris intra-muros, avec une palette de stars françaises, chantant des chansons françaises, et jouant le rôle de gens ordinaires. Contrairement à ce qui se passe dans pas mal de films qui traitent des gens "ordinaires", il n'y a pas de mépris chez Alain Resnais, le réalisateur, pour ses personnages. Et pour cause! Resnais filme les gens de sa classe, qu'il connaît bien, avec un sourire attendri: les bobos parisiens, la fameuse gauche caviar, empreinte de culpabilité issue du catholicisme, de névroses, de psychanalyse, de deleuzo- foucaldisme soixante-huitard et j'en passe. On est donc entre nous, si j'ose dire. Jamais je n'avais vu un film de gauche (caviar) décomplexée. Les personnages, et l'histoire, vont dans le sens d'une légitimation de la position dominante de la classe bobo parisienne: voici Simon (André Dussolier), pas si jeune artiste (il écrit des pièces) qui est confronté dans sa quête amoureuse maladroite à un gars de droite, forcément un salaud, et agent immobilier en plus (presque Satan), Marc Duveyrier (Lambert Wilson).Voici Nicolas, un mec qui fait un job à la con et se découvre en fait proche des bobos à la fin, puisqu'il est dépressif lui aussi (donc humain, donc de gauche...cqfd !).
Cette joyeuse bande ne serait rien sans la quintessence de la boboïtude incarnée par Odile Lalande (Sabine Azema), qui est gérante d'entreprise et veut un appart' plus grand, mais est de gauche on le sent bien. Pour preuve, elle renie le mec de droite à la fin du film. Egalement, la sœur d'Odile, Camille Lalande, est une thésarde qui ne trouve pas de boulot mais trouve un mec (de droite) en la personne de Marc Duveyrier, et tout le film tourne autour de cette union contre-nature entre une gentille bobo de gauche névrosée et un mec de droite décomplexé.
Alors que nous dit le film, avec sa palette de personnages caricaturaux? Même si le personnage de Nicolas est plus nuancé, tout le monde est soit bobo soit de droite. Et le problème du film est qu'il traque le "méchant", Marc Duveyrier, sans voir l'hypocrisie des gentils bobos. Sauf une fois...
Et là le film est bon: Nicolas demande un passe-droit, une faveur à Odile, engager son frère dans son entreprise. Odile est obligée, culpabilité suprême de la bobo obligée de se plier aux règles capitalistes, de dire à un candidat que finalement le poste est pourvu. Enfin l'hypocrisie de la gauche caviar est mise en lumière! Mais c'est bien la seule fois dans ce film, où les fêtes dans les grands appart' parisiens ne sont gâchées que par les méchants agents immobiliers, où la morale est sauve également puisque le couple Azema/Arditi reste soudé : il n’y aura pas d’adultère.
L'impression étrange que laisse le film est liée à cette justification: nous les bobos parisiens, nous sommes gentils et on se sent coupable de participer au jeu capitaliste, alors laissez-nous tranquilles... regardez, on conspue les méchants de droite !
Bien sûr, il faudrait voir autrement les choses: ces bobos-là, avec leurs voitures, leurs jobs et leurs grands appart', sont des exploiteurs tout autant que Marc Duveyrier, la culpabilité en plus. Être de la droite complexée (la formule est de Frédéric Lordon) n'arrange rien, bien au contraire: les bobos peuvent continuer leur petit jeu de dépression, être heureux dans leur malheur.
Que le mal identifié à la fin du film, quand Bacri se penche tendrement vers Jaoui (sa compagne dans la vraie vie), soit la dépression, c'est bien le summum de la morale de gauche capitaliste: nos problèmes ne viennent pas de la société, mais bien de nous, et nous devons l'accepter. Cette individualisation des problèmes renvoie d'ailleurs à Marc Duveyrier: c'est un capitaliste de droite certes, mais c'est aussi un salaud: ce n'est donc pas le capitalisme le problème, mais bien les salauds... et on continue d'individualiser les problèmes jusqu'à l'os, ce qui est le propre de la pensée actuelle.