Joao Pedro Rodrigues et les esprits

[ceci n'est pas une critique de O Fantasma mais plutôt un petit texte analytique sur le cinéma de Joao Pedro Rodrigues en général que je voulais partager]

João Pedro Rodrigues est un réalisateur de la scène portugaise contemporaine (aux côtés de Joao Rui, Miguel Gomes, Pedro Costa, et j'en passe) auteur de 4 longs métrages. O Fantasma est réalisé en 2000, fait connaître son auteur et s'impose d'emblée comme un film culte de la vague LGBT (lesbian, gay, bi and trans). C'est un film frontal, rêche et violent. Odete sort en 2005, Mourir comme un homme en 2009, et La Dernière fois que j'ai vu Macao, coréalisé avec Joao Rui, sort en 2013 et est l'occasion d'un dispositif original mêlant documentaire et fiction qui confirme la vitalité du cinéma portugais contemporain.

Je voulais écrire un petit article analytique sur le cinéma de Joao Pedro Rodrigues, sur les thèmes qui reviennent comme des rengaines dans chacun de ses films, les obsessions qui traversent sa filmographie de part en part.

Je vais pas mal spoiler donc je déconseille à ceux qui n'ont pas vu ses films et qui sont intéressés par son travail de lire ce qui va suivre.

Je pense que deux thèmes majeurs reviennent dans l'oeuvre de Joao Pedro Rodrigues : le dédoublement, la gémellité des âmes (I) et le sacrifice comme rétribution de cette quête (II).

I - Le dédoublement chez Joao Pedro Rodrigues

Tout Joao Pedro Rodrigues est déjà dans son premier film, O Fantasma et cette idée de dédoublement y est déjà fortement imprégnée.

Dans O Fantasma, on suit un personnage énigmatique, dont on connait peu le passé et l’expérience, qui couche avec les hommes de passage. Mais cette sexualité est toujours montrée sous l’angle de la recherche et de la quête. Sergio cherche des partenaires sexuels comme un complément de lui-même. La frontalité du film (franchement sexué) écarte pourtant tout motif psychanalytique freudien. Il y a déjà du paranormal et de l’irrationnel dans la quête de Sergio, à la recherche d’un esprit, d’une complémentarité, qu’il cherche dans les hommes de passage. Cette recherche demeure toujours infructueuse, obligeant Sergio à radicaliser sa sexualité pour se sentir vivre. C’est le fameux passage d’étranglement sous la douche mais c’est aussi le viol sauvage qui ouvre le film.
O Fantasma donne déjà des indices sur ce que sera l’approche de Rodrigues, et de la sexualité (brutale, frustrante, comme un aveu d’échec), et du dédoublement.

Dans O Fantasma, le dédoublement est corporel et organique, l’esprit que recherche Sergio est dans le corps de ses personnages (d’où la description franchement réaliste et jamais ornementale de la sexualité). On retrouve ce motif dès le début d’Odete où Rui et Pedro filent un amour parfait jusqu’à ce que celui-ci (en tout début de film, montrant aussi le goût de Rodrigues pour nous introduire in medias res dans ses univers) meurt brutalement dans un accident de voiture. Il y a ici rupture : le double de Rui, Pedro, est mort. C’est ce qui singularise d’abord Odete par rapport à O Fantasma où la quête de Sergio était vouée à l’échec.

Ici, le dédoublement a été opéré, Rui avait une âme-sœur, Pedro, mais il y a eu rupture par la mort de ce dernier. Pourtant, l’esprit de Pedro reste présent tout le long du film et prend des formes plurielles, et parfois illusoires. Rui, rappelant Sergio dans O Fantasma, cherche d’abord l’esprit de Pedro dans les hommes de passage, mais cette recherche est vouée à l’échec. De son côté, Odete, une femme a priori normale, heureuse dans son couple, est comme irrémédiablement attiré par le cadavre de Pedro (qu’elle ne connaît pas). On sent là l’aspect fortement paranormal (évoquant Shyamalan ou Nakata) de l’œuvre de Pedro Rodrigues où tout n’est pas ostensible, où il y a aussi un élément intrusif d’irrationnel qui n’est pas explicable.

D’abord, Odete recherche dans le corps du défunt persuadé que l’esprit y est toujours enfoui. On retrouve ici le dédoublement de O Fantasma et l’idée que l’esprit est logé dans la matière. Mais cette quête est également infructueuse et elle contraint Odete à s’approprier la bague du défunt Pedro.

Mais c’est insuffisant et Odete s’approprie le cimetière et la tombe de Pedro. Il y a là une ouverture inédite du cinéma de JPR à une seconde idée : l’esprit peut prendre une forme non pas purement corporelle et organique, mais également matérielle, symbolique. En ce sens, Odete est peut-être le film le plus ostentatoire et symptomatique des obsessions de Rodrigues qui croit fermement à l’idée du dédoublement spirituel (la gémellité des âmes) et aux esprits, aux fantômes.

Rui voit cette appropriation de Odete comme une intrusion. Il la traite de folle, de dégénérée, mais on comprend rapidement que lui aussi partage les obsessions de la jeune femme.

Le personnage de Pedro meurt dès le début du film mais il reste capital dans la construction du film, venant se matérialiser sous des formes organiques et matérielles. Par la suite, Odete se croit enceinte de Pedro. Retour ici du côté organique des manifestations de l’esprit. Et enfin, Odete devient Pedro, parce qu’il ne reste plus que cela pour le faire revivre. C’est le travestissement qui clôture Odete, l’esprit de Pedro se retrouve définitivement ancré (en tous cas, c’est sur cela que Rodrigues achève son film) dans le corps de Odete. On sent déjà la gradation radicale qui sous-tend les films de JPR et qui éclaire sur un autre thème complémentaire de son œuvre, sur lequel je reviendrai dans ma seconde partie.

Et c’est le travestissement qui ouvre Mourir comme un homme, le film le plus sombre et le plus pessimiste de Pedro Rodrigues. On y suit un transsexuel déchu, Tonio devenu Tonia. Tonia est passée de mode dans son cabaret, un transsexuel plus jeune est devenu la nouvelle idole des spectateurs, et elle est en couple avec un jeune homme dérangé, Rosario, qui manifestement ne l’aime pas.

Pourquoi la figure de la transsexualité, du travestissement qui revient aussi dans la Dernière fois que j’ai vu Macao, obsède tant Joao Pedro Rodrigues ? Parce que la transsexualité est déjà un dédoublement entre deux identités jumelles. Le travestissement, c’était la solution que donnait finalement JPR à la fin de Odete, la seule manière de rassembler les âmes sœurs. Mais dans Mourir comme un homme, JPR nous fait comprendre qu’encore une fois, cette solution est illusoire.

Il nous le fait comprendre par des moyens détournés, osant même nous lancer sur de fausses pistes, comme celle de nous faire croire en premier lieu que la gémellité des esprits se manifeste dans le couple Tonia-Rosario. Mais les deux personnages sont des figures antithétiques, dont les comportements sont en parfaite opposition. D’ailleurs, Pedro Rodrigues opère un autre dédoublement entre les deux personnages en les reproduisant dans les deux chiens qui sont les doubles respectifs de Tonia et de Rosario.

Pour en revenir à Tonia-Tonio, qui est la gémellité réelle et principale du film, le récit emprunte une voie jusqu’alors inédite dans les films de Pedro Rodrigues. Celle de la tragédie. Il y avait gradation dans les précédents films de Joao mais jamais celle-ci ne prenait une structure tragique et baroque comparable à celle de Mourir comme un homme. On pense beaucoup à Fassbinder dans ce portrait cru et presque social parfois de cette trans vieillissante dont on voit le corps se craqueler progressivement. Excepté de rares éclats mystérieux (la maison dans les bois où Rosario et Tonia sont accueillies par une transsexuelle mondaine), la structure de la narration est clairement vouée à l’échec dès le début et ce n’est que dans la mort que les deux âmes (Tonio et Tonia) se réconcilieront. C’est ce qui fait de Mourir comme un homme un film dans le sillon de l’œuvre de son auteur mais plus désabusé encore. Toutefois, Joao Pedro Rodrigues (qui est pourtant portugais et non pas russe :hap: ) préfère toujours l’exagération poétique au cynisme.

Et la Dernière fois que j’ai vu Macao renoue avec la figure de la transsexuelle mais la quête prend ici des allures de polar mystérieux. Toutefois, elle reste tout aussi vouée à l’échec que celle de Mourir comme un homme, avec cette finalité ultime de la mort.

II – La rétribution de la quête de l’âme : le sacrifice

Dès O Fantasma, on retrouve ce motif dans l’œuvre de Joao Pedro Rodrigues. La quête est ici vue sous l’angle d’une gradation dans la sexualité de Sergio. Le sexe devient plus violent, prend des formes de plus en plus brutales, Sergio allant jusqu’à coucher avec une femme ! Cette scène est d’ailleurs éclipsée par le découpage, parce qu’elle montre la dénaturation de son protagoniste, profondément homosexuel. Et bien sûr, O Fantasma commence par un viol qu’on suppose être un flash-forward se situant à la fin du récit. C’est un sacrifice sexué que fait Sergio dans O Fantasma.

Dans Odete, la gradation passe d’abord par des pertes concrètes : Odete perd son fiancé, ses amis. Mais en devenant Pedro, Odete est morte et la dernière scène qui montre Rui et Odete (travesti en Pedro) s’adonner à une sodomie quelque peu originale :hap: C’est aussi un sacrifice de la part de Odete qui se sacrifie pour devenir un autre.

Dans Mourir comme un homme, la gradation, comme je l’ai dit, s’épuise dans cette structure tragique du récit qui s’achève par la mort de Tonio et de Rosario. D’ailleurs, la mort est double dans le personnage de Tonia-Tonio, le transsexuel perdant d’abord sa féminité (ses airbags commencent par se trouer) pour mourir comme un homme. C’est donc d’abord Tonia qui meurt, puis Tonio. Il y a ici un sacrifice. La seule rétribution de cette quête a été la mort.

C’est la même idée que l’on retrouve enfin dans La Dernière fois que j’ai vu Macao, de manière beaucoup plus ostensible. Notre héros finit par être assassiné.

Voilà, merci de m’avoir lu pour ceux qui l’ont fait et n’hésitez pas à critiquer ou à m’apporter des précisions !
Nwazayte
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le 23 déc. 2013

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