Avec délicatesse et intelligence, Guillaume Senez dépeint le quotidien d’Olivier, chef d’équipe dans une entreprise déshumanisante au possible similaire à Amazon, et dont l’épouse Laura quitte le foyer familial sans préavis ni explication, et sans les enfants. Olivier se retrouve confronté à l’absence incompréhensible de l’être aimé, ainsi qu’à l’éducation de sa progéniture, difficile à concilier avec son engagement syndical. À mi-chemin entre le drame familial et le film social, le réalisateur nous fait les témoins de cette lutte quotidienne, avec grande modestie.


Les sphères privée et professionnelle s’entremêlent habilement, se répondent avec harmonie, jusqu’à se télescoper, ne faire plus qu’une. Loin d’être lourd, grossier, le film explore avec pudeur et sensibilité les afflictions vécues par le personnage principal (mais pas que, et c’est d’ailleurs par le malheur d’un de ses collègues que s’ouvre le film), et avance savamment ses pions, ne se satisfaisant pas d’un rigide état des lieux de la condition ouvrière moderne ni d’un portrait de famille larmoyant et manichéen. Si l’émotion vient, c’est justement car l’équilibre est bon entre les deux pôles, qui sont traités de façon subtile.


Le réalisateur ne juge jamais ses personnages, qu’il s’agisse de Laura et son départ, d’Olivier et ses défaites, de ceux qui gravitent autour et toutes leurs maladresses… nous permettant alors de les rencontrer vraiment, sans les enfermer dans une lecture unique, usée d’avance. La réalisation, tout en sobriété, abonde dans ce sens et fait la part belle à des acteurs qui se livrent sans fard.


Il faut dire que la méthode de Senez est assez surprenante et singulière : il écrit des dialogues mais sans les transmettre à ses interprètes, à qui il ne donne qu’un traitement, assez long, définissant les enjeux et aspérités de la séquence. À partir de cette matière mouvante, les comédiens se lancent dans des improvisations, qui se précisent à chaque prise, et finissent par répondre à ce que l'auteur avait initialement écrit. Les acteurs sont amenés à travailler les personnages en les faisant passer par leur propre filtre, en leur donnant leurs mots, de façon beaucoup plus personnelle, créative (cela les place en outre dans un effort perpétuel, résonnant bien avec les situations mêmes des protagonistes). Il y a dans cette démarche une spontanéité évidente, mais conséquemment une instabilité, très intéressante. Les acteurs hésitent, se répètent, se coupent… C’est plein de vie, de justesse, de sincérité. Les moments entre Romain Duris et Laetitia Dosch (entre Olivier et sa sœur donc) m’ont particulièrement bouleversée, à la fois intenses et éclatants. Les enfants sont quant à eux assez impressionnants.


Les moments de silence, eux aussi, sont très beaux – venant en contrepoint des scènes sans coupe, où le texte se déploie au fil des improvisations. Les mots ne suffisent plus, se dérobent. Il ne s’agit pas de résoudre, encore moins de justifier quoi que ce soit, mais de traverser les situations, les ressentir ; à l’instar du départ de Laura qui n’est jamais expliqué. Ce sentiment d’incomplétude, d’absence de prise sur ce qui se passe, est bel et bien celui qui habite Olivier et nous contamine irrémédiablement. Très peu de musiques accompagnent la narration, ne surchargeant pas les scènes, dont la puissance émotionnelle peut émaner sans tomber dans le pathos excessif. On se souvient longtemps après le film de ce passage magnifique où Olivier et sa sœur dansent ensemble sur la musique de Michel Berger Le Paradis Blanc, tout d’abord pour s’amuser, et peu à peu, habités par une intensité incroyable. Les quelques autres musiques sont également bien choisies et utilisées, comme celle de The Blaze à la fin.


Alors bien sûr, tout n’est pas parfait, il y a des maladresses, des moments de flottement ou des improvisations plus fragiles, des écueils difficiles à éviter. Mais l’humilité et la finesse avec lesquelles Senez pose son intrigue, au plus près des êtres et leurs failles, proposant des pistes de lecture sans en imposer aucune, à la recherche d’une sincérité toujours plus forte, m’ont convaincue et même séduite. Avec Nos Batailles, on peut dire que Senez a su me conquérir.

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le 6 juin 2020

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