Le film s'ouvre sur le délicat crissement du papier de soie, habilement manipulé pour empaqueter de luxueuses affaires de femme ; et il se refermera sur le subtil chuchotis d'un petit groupe de femmes, animées par le plaisir des retrouvailles. Entre les deux, la guerre, une histoire d'amour, son brasier, ses cendres, et un homme qui ne trouve pas sa place... Ou bien...


Paul Grappe. Un homme qui a existé, André Téchiné a tenu à ce qu'un encart le précise d'emblée. Tellement existé qu'il est devenu une sorte de légende vivante, un héros qui joue son propre rôle dans la revue de cabaret qui retrace son parcours. Du moins la première partie de son parcours, celle qui lui a valu une première célébrité : son incapacité à supporter son rôle de soldat dans la Première Guerre Mondiale, son auto-mutilation, sa fuite de l'hôpital, sa clandestinité auprès de sa femme, Louise, et son retour progressif vers la lumière, fût-elle artificielle et nocturne, à la faveur de ses sorties au Bois de Boulogne, travesti en femme...


De manière à la fois très habile et sensible, Téchiné se refuse à un réalisme naturaliste, et sa narration fraye d'emblée avec le factice, le transposé, entrelaçant constamment scènes "historiques" et scènes rejouées dans le cabaret si magistralement tenu par un Michel Fau en meneur plus vrai que nature.


Ce que le spectacle de la jolie boîte multicolore ne peut montrer, ne peut rejouer, c'est la vie en train de se vivre, en train de s'écrire. Dans cette vie-là, Louise, la femme de l'ancien déserteur (Céline Sallette, magnifique d'expressivité, comme à l'accoutumée), complète son emploi de couturière en peignant des petits soldats de plomb, pendant que son mari, réhabilité après la guerre, ne supporte pas mieux son rôle de père qu'il n'a accepté celui de soldat.


La caméra se délecte à jouer de l'ambiguïté des visages, à recueillir toute la féminité prête à affleurer si naturellement sur le visage de Pierre Deladonchamps, magnifique Paul Grappe qui ne semble s'éveiller réellement que lorsqu'il devient Suzanne, même délestée de sa perruque féminisante. Extraordinaire exploration d'une existence qui ne se supporte que dans l'ombre de la nuit et qui n'est elle-même que lorsqu'elle devient autre. Face à elle, le visage si délicat de la couturière se fige de plus en plus souvent dans une raideur et une détermination toutes viriles. Et c'est sa main, habituée aux ouvrages menus, qui saura finalement pointer une arme sans trembler.


On émerge profondément troublé de cette plongée dans les folles années où la place de l'homme, sans doute beaucoup trop dure et caricaturale, semblait si radicalement inhabitable... Et l'on sait gré à Téchiné de nous avoir ainsi exposé les prémices d'une subversion.

AnneSchneider
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le 24 sept. 2017

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Anne Schneider

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