Voilà un documentaire intéressant qui défriche pour nous, trop succinctement sans doute, l’histoire récente et mal connue de ce petit pays d’Amérique centrale. Le documentaire cite l’occupation américaine du pays à la fin des années trente, mais rien de plus (il s’agit seulement d’évoquer la figure d’Augusto Sandino) : première déception. Puis, on survole aussi trop rapidement la dictature de Somoza et la rébellion sandiniste menant à son renversement : deuxième déception, car c’est là qu’on trouverait probablement tous les ferments de ce qui allait se passer ensuite. On oublie un peu le contexte, pourtant indispensable pour comprendre les épisodes suivants. Le propos ne se précise qu’à partir de la prise du pouvoir par les sandinistes en 1979. C’est intéressant, assurément, pas assez fouillé mais très intéressant, d’autant que le travail de recherche d’archives filmées est remarquable.

On est plutôt séduit par la démarche : pas de voix off affirmant comme trop souvent, sur un ton sentencieux, la « vérité » historique : seuls quelques titres structurent les parties du film, ce sont les témoignages qui créent le récit, que ce soient les propos tenus dans les archives filmées ou ceux des anciens sandinistes interviewés récemment par Gilles Bataillon et dont certains analysent chez eux des archives du film, face à leur écran. On voit leur émotion, parfois revoyant leurs propres discours, face aux mots d’ordre de la révolution, face à ce qui était un rêve et s’est transformé en cauchemar, en terrible désillusion. Le travail des réalisateurs consiste juste dans l’adroit montage de ces extraits et de ces entretiens, formant ainsi un récit dont l’inconvénient est la subjectivité liée aux témoins et l’aspect forcément lacunaire du propos. J’ai dans un premier temps été séduit par la démarche avant d’en voir ces inconvénients. Comme tous les documentaires, parfois qualifiés de « documenteurs », les réalisateurs nous manipulent. Ici, c’est différent, plus doux mais, on le verra plus tard, l’objectivité du travail est remise en question par le choix des personnes interviewées (ce que j’ai compris à la fin du film, n’étant pas du tout un spécialiste de la question).

Malgré ses défauts, le film a le mérite, même s’il n’y a pas là de grande surprise, de nous montrer quelques mécanismes aboutissant à la « confiscation » de la révolution ; on ressent bien le poids des responsabilités des révolutionnaires, mais aussi leur incapacité à répondre aux besoins du peuple, du fait de leur dogmatisme, du refus par exemple de l’individualisme des paysans, qu’ils vont vite braquer, de leur croisade anticatholique, qui va aussi les couper d’une partie de la population, notamment les Indiens. Leur manque de souplesse, leur mentalité d’assiégés, leur peur de l’impérialisme les conduit d’abord à consolider leur pouvoir, certains de la pureté de leurs idéaux, incapables de comprendre les réticences du peuple, ce qui aboutit à l’une rapide « cubanisation » du régime dont un des slogans est d’ailleurs piqué aux Cubains : « patria o muerte ». Il s’agit de sacrifier l’individu et les droits individuels au service de la cause. D’abord vaincre l’impérialisme, sauver la révolution, ce qui aboutit à des propos scandaleux de Daniel Ortega évoqués dans le film, selon lequel, au sujet de l’IVG, les femmes doivent se reproduire pour remplacer les morts de la guerre… Les auteurs du film semblent ainsi considérer que ce sont en quelque sorte les sandinistes qui ont engendré la guérilla, très vite soutenue ensuite par les Américains.

La période de la guerre civile est traitée à mon avis de façon beaucoup trop lapidaire, de même que la victoire et le mandat de Violetta Chamorro en 1990, même si ce n’est pas le sujet du film, pour finalement insister sur la victoire de Daniel Ortega en 2006. Et c’est là que j’ai compris à quel point le film suivait un parti pris idéologique ferme : les témoins utilisés sont alors tous critiques envers Daniel Ortega, comparé à un nouveau Somoza, rien de moins. En faisant des recherches, j’ai pu vérifier que plusieurs d’entre eux avaient rompu avec le Front sandiniste et certains même fondé un parti opposé à lui (Sergio Ramirez et Dora Maria Tellez). En tout cas, les réalisateurs ne donnent ici la parole qu’à des opposants de Daniel Ortega, de plus sans le signaler. Je ne dis pas cela parce que j’approuverais la politique de Daniel Ortega, je ne suis pas assez renseigné pour avoir un avis net, je ne suis pas assez au fait de sa politique dont certains aspects m’apparaissent pour le moins contestables ; je souligne seulement le fait que le documentaire est trop orienté. Comme souvent, la « vérité » est parfois un peu plus nuancée. Signalons par exemple un article du Monde diplomatique, qui peut aider chacun à se faire un avis plus précis :
http://www.monde-diplomatique.fr/2012/05/LEMOINE/47659

Il n’en reste pas moins, malgré ces défauts, que le film a le mérite de rappeler un épisode important de la fin de la guerre froide, avec à la clé des entretiens intéressants et de très belles images d’archives.
socrate
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le 19 juil. 2013

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