Cédric Klapisch, cinéaste du réel. Pas grâce à un filmage direct. Les cadres tremblotants, vraies brutes à peine décoffrées, promettent un lien avec le sujet observé. Mais la médiation ne s’opère que si la résonnance préexistait dans la sensibilité du spectateur. Un Dardenne n’aura jamais un impact universel. Les frères ont leurs fervents détracteurs, se complaisent dans leur modèle. Il peut émouvoir à condition d’échoir sur des fondations favorables. Klapisch n’a pas ce problème. Sa trilogie internationale, l’Auberge, les Poupées et le Casse-tête, renferme un feu d’artifices d’échantillons foutraques de la vie. C’est drôle. Parce que c’est absurde. On murmurerait volontiers « burlesque ». Xavier, le héros, nous évoque à tous du ressenti. De la madeleine proustienne à la sempiternelle catharsis, le triptyque de Klapish déclenche immanquablement des mécanismes d’identification jouissive.
Monochrome noir dans une carrière Kandinsky, Ni pour, ni contre, bien au contraire semble relever de la curiosité. Paru dans un creux de la filmographie Klapischienne, juste avant la suite de l’Auberge espagnole, le film se drape de noir et dénote des partitions décapantes. A priori seulement, tant son titre-même s’érige en quintessence du bordélique. Cette tautologie indécise y provient de Catherine (Marie Gillain), « camérawoman » désabusée. Catapultée dans un braquage par un hasard tellement abscons qu’il sonne vrai, la parisienne en herbe rejoint une meute de malfrats pseudo-professionnels. Chacun semble y occuper un rôle, sans qu’une hiérarchie définie y règne. Ils s’en moquent, ils veulent du résultat. Comprendre du pognon. « On a la baraka ! » « Ouais, moi j’ai même fait dix ans de baraka avec toi »…
Avec ces répliques cyniques qui brûlent de froideur, on voit planer le spectre du passé carcéral. Et, symétriquement, l’appât de gain qui continue de tancer l’assagissement. Ce rouage délétère, le réalisateur français le représente avec un talent inouï. Il le distille, dans des inserts de billets verts, à l’image et sous les dialogues. « Je pouvais quand même pas retourner travailler », s’exclame Marie Gillain avant de réitérer un hold-up de bijouterie. On observe s’ancrer de plus belle le goût du larcin, plus pour la fièvre que le stupre. Ce n’est pas faute de rêver à s’en extirper. « Moi, j’suis restaurateur », martèle Simon Abkarian depuis le comptoir de son échoppe à kebabs. « Ce qui compte, c’est la danse », promet Zinedine Soualem entre deux entrechats que moquent ses compères. Mais l’excitation perdure, les risques potentiels s’évaporent. Enfumées, les séquelles imminentes, lorsqu’on esquisse le plan puéril d’une salle des coffres à renfort de ketchup.
Ni pour ni contre, bien au contraire s’affranchit des habitudes-casting du cinéaste. À ceci près qu’il y apparaît en caméo le temps d’une scène. Pas de Duris, plutôt un Vincent Elbaz fort en gueule, trop souvent loin des radars. Son hyperactivité chronique (« on bouge ? », en boucle) témoigne des piaffements de la bande, prête à dégainer pour une broutille. Les voilà impatients d’échafauder, d’en découdre pour recoudre. Comme s’il n’y avait pas d’autre option. Même leur chétif acolyte Bernard, le « King » qui ignore le tarif de ses téléphones volés, ne s’épanouit que dans le banditisme. Emprisonné ou pas, il s’agit de s’évader. « I wanna go somewhere, out in the clean fresh air », chante la B.O du film. Deux plans quadrillent l’entourage formaté de Marie Gillain. Le second, dans la pénombre, se fait l’écho de celui tourné en journée. On pense à la « mauvaise route » de l’embranchement découvert par Catherine, « sûrement la meilleure des deux ». Et surtout à l’attirance que suscitent les lueurs nocturnes. À l’instar du personnage, on s’engouffre dans les fourrés qui bordent les fameux « grands chemins ».
On constatera ironiquement que le dernier épisode de la saison 1 de Better Call Saul tente d’opérer le même grand écart manichéen. Avec moins de succès. L’avocat révoque d’un coup sec sa ligne de conduite là où il se joue une danse de l’entre-deux chez Klapisch. Ses pas conduisent à reculons, jusqu’au nom-même du film.
L’oxymore du titre se répercute jusque dans les préparatifs de son grand casse. Il n’a rien à envier à un Ocean’s eleven mais en renverse les fondations stables. Tout se ressent comme si le préalable au paroxysme relevait de l’irréel. Le concret se dénichera dans l’infiltration finale. On a coutume de s’entraîner en affrontant des chocs. Ici, l’ascension a l’étoffe du coton, évoque la rêvasserie. Une escapade en forêt pour parfaire la visée au pistolet voit Elbaz réprimander son apprentie avec un ton curieusement faux. Faux, mais idoine tant on flotte dans l’imaginaire. Le feu sacré, ils le retrouveront sous le sacre des feux de la police.
Il faut attendre cette ultime ruée pour renouer avec le désordre cher à Klapisch. Amoral à souhait, le vœu de Ni pour veut célébrer l’aveu de la vénalité humaine. Presque poétique dans sa conception du noir, emplie de saynètes rafraichissantes, l’expérience étonne par sa singularité. Sa ritournelle, signée par le génial Loik Dury, entonne nos réflexes collecteurs de gain. Le film décadre cette démarche robotique pour l’appliquer en sens inverse. L’évasion à rebours qui en découle revisite le cinéma policier tout en singeant patiemment certains de ses gimmicks. Pourvu que Klapisch reste à l’air libre, dans une ère close. Pourvu que la cavalerie n’arrive jamais.

Lire la critique sur mon blog : http://critiquequantique.tumblr.com/post/116390235931/leloge-de-limpair

Boris_Krywicki
9
Écrit par

Créée

le 15 avr. 2015

Critique lue 522 fois

2 j'aime

1 commentaire

Boris Krywicki

Écrit par

Critique lue 522 fois

2
1

D'autres avis sur Ni pour, ni contre (bien au contraire)

Ni pour, ni contre (bien au contraire)
NicoBax
6

Critique de Ni pour, ni contre (bien au contraire) par NicoBax

Caty (Marie Gillain) mène une vie grise et sans relief, partagée entre un boulot alimentaire de caméraman et un appartement dans une immense tour impersonnelle en banlieue. Plutôt jolie, elle se fond...

le 1 nov. 2010

4 j'aime

Ni pour, ni contre (bien au contraire)
estonius
7

A Paris, n'importe quelle fenêtre de n'importe quelle maison montrera la Tour Eiffel

J'ai eu très peur quand j'ai vu la signature de Klapisch, auteur du (selon moi) lamentable "Un air de famille", mais le film était en route… et il m'a bluffé, il faut déjà parler des acteurs, parfois...

le 1 oct. 2018

2 j'aime

1

Du même critique

Victoria
Boris_Krywicki
8

Grand corps hypocondriaque

« Chaque heure passée ici pèse une tonne ». Dans son appart parisien sans dessous-dessus, une avocate K.O cuve. Les médicaments, l’alcool ou les séances chez le psy-accuponcteur, on ne sait plus. Car...

le 12 sept. 2016

3 j'aime

2

Les Dissociés
Boris_Krywicki
4

Apéro rétif

Les Youtubeurs ont fini d’entrer dans l’ère du temps : les voici réalisateurs de long-métrage. Financé essentiellement par du placement de produit, cette œuvre du collectif Suricate mise sur un...

le 24 déc. 2015

3 j'aime

The Lobster
Boris_Krywicki
5

Applats de résistance

Après Canine, sa scotchante dissection de l’enfance remarquée à Cannes, Yorgos Lanthimos passe par la case Hollywood avec un casting aux hormones. Ce beau monde se débat dans un luxueux hôtel pour...

le 24 déc. 2015

3 j'aime