Ancrée dans la tradition des films-portraits et des études de personnages que le cinéma américain des années 70 avait su transcender, Eliza Hittman retrace dans "Never Rarely Sometimes Always" le chemin tortueux de deux adolescentes de province bousculées de part en part par une société américaine encore irrésolue sur la banalisation de l'avortement et encline à dénigrer le féminin.


Autumn (Sidney Flanigan), 17 ans, est enceinte et ne peut pas se faire avorter dans son état de résidence sans autorisation parentale. Elle convainc sa cousine Skylar (Talia Ryder) de l'accompagner à New York pour interrompre sa grossesse. Se dessine alors dans la mise en scène des motifs de film d'évasion qui vont mener les deux cousines à partir en bus laissant derrière elles, pour quelques jours, une ville dans laquelle être une femme n'est pas filmé comme étant une promenade de santé.


L'arrivée à New York est illustrée avec un peu d'exotisme car imaginer ces deux personnages débarquer dans une mégapole aurait presque pu relever de la science-fiction. Si le monde extérieur demeure en partie hostile tout le long du film, la réalisatrice se gardera de ne pas tirer sur la ficelle de l'apitoiement pour deux adolescentes en mauvaise posture. Elle se concentre plutôt à créer avec les deux talentueuses actrices une relation délicate et nuancée fondée sur un lien indéfectible et pudique face au spectateur qui se matérialisera notamment lorsque l'une des deux se trouvera dans une situation malencontreuse avec un garçon soucieux d'en avoir pour son argent.


Les errances dans les halls de gares et les rames de métro seront rallongées par la procédure médicale entourant l'avortement espéré. Le procédural de l'IVG est décrit de manière exhaustive mais parvient à ne pas faire tomber le film dans un descriptif inutile notamment grâce à l'utilisation d'un questionnaire par une personne du planning familial. Par le truchement des réponses d'Autumn à ce questionnaire on en apprendra beaucoup sur elle d'un point de vue intime sans pour autant pouvoir mettre un trait définitif sur ce qui aura conduit à sa grossesse. Qui est le père par exemple ? Il y a clairement matière à interprétation. Le film parvient dès lors à refuser toute exposition schématique et archétypale d'un personnage que la caméra avait déjà densifié jusque là au travers d'un portrait dressé avec finesse par des actes en apparence anodins et des regards qui en disent long.


Pour en venir à la question de l'avortement, elle n'est pas traitée comme un problème auquel le film s'obligerait à apporter une réponse. Il n'y a donc pas de véritable discours sur le pour et le contre. Le film s'inscrit alors dans une dimension post-légalisation de l'IVG pour décrire la difficulté sociale et même matérielle pour certaines femmes d'exercer désormais ce droit dans les Etats concernés. Une large partie du film porte aussi et surtout davantage sur la relation Autumn/Skylar et leur petite communauté de deux. L'avortement est légalisé à New York et dans leur état de résidence. La seule chose qu'Autumn exprimera vraiment est le fait qu'elle n'est juste pas prête à être mère. Cela n'empêche pas le film de faire jaser les spectateurs opposés à l'avortement (cf les notes spectateurs de Metacritic) mais dès lors il n'est plus question de ce film là en particulier, il ne serait même peut-être plus question de parler de cinéma. Par ce traitement de l'avortement à pas feutrés le film dément à rebours le bien-fondé du clivage qu'il pourrait engendrer et fait respirer l'étude purement artistique de ses deux personnages interprétés avec un brio peu commun.


Never Rarely Sometimes Always joue la course aux talents, entre une réalisatrice qui participe à renouveler un certain cinéma américain et des actrices sans fausses notes, au travers d'un film évoquant aussi le cinéma de Kelly Reichardt ("Certain Women", 2016) en ce qu'il parle d'un courage intrinséquement féminin s'affairant dans la plus grande des discrétions. Ce film ne manquera pas de marquer l'année 2020, pour sûr.

-Thomas-
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le 16 août 2020

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Vagabond

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