« Nashville » est un film de 1975, scénarisé par Joan Tewkesbury et réalisé par Robert Altman. D’une durée d’environ deux heures et quarante minutes, ce (long) métrage appartenant au sous-genre du "film choral" embarque le spectateur dans un spectacle de cinq jours animé par vingt-quatre personnages dans la ville de Nashville, Tennessee.


Disons-le net, il s’agit d’un spectacle éblouissant, à nul autre pareil !
Bien sûr, le film peut être rangé dans la case, assez large, du film choral. À ce titre, il possède des similitudes avec « Short Cuts », du même Altman, sorti en 1993, qui en est l’héritier spirituel. L’on suit les arcs d’une vingtaine de personnages principaux, dont les petites histoires se déroulent sur cinq jours. Le film entremêle habilement un fil rouge conducteur, les évènements de campagne d’un candidat à la présidentielle américaine, et les intrigues mineures vécues par les différents personnages. Celles-ci s’entrecroisent, permettant aux protagonistes d’interagir les uns avec les autres, dans une sorte de grande tambouille réjouissante.


Parlons un peu de la structure du film. On peut le découper en trois grandes unités : son prologue, qui introduit les personnages : ils sont alors tous réunis au même lieu pour la première fois du film. Ensuite, tous se séparent ensuite, et vivent leurs diverses aventures chacun de leur côté, ou par petits groupes. La séquence finale permet de réunir une seconde fois tous les protagonistes, et d’apporter une conclusion à l’ensemble des sous-histoires, ainsi qu’au film.


Bien entendu, ce genre de film ne peut fonctionner que grâce à ses personnages, qui constituent le cœur et la raison d’être de ce genre d’œuvre. Tous gravitent dans le milieu de la musique : un chanteur country célèbre, une superstar locale, quelques artistes à succès, quoique moins connus, et des ambitieux, qui se rêvent en grandes stars. Outre ces personnalités, on suit également leur entourage : agents, familles, amis et protecteurs.


C’est à cet égard que « Nashville » est absolument fascinant. Non content de déployer toute une clique de personnages, Robert Altman s’attache à donner une personnalité unique, fouillée et complexe à chacun d’entre eux ! L’exploit est déjà de taille, mais s’en trouve encore rehaussé par l’intelligence et la finesse du procédé ; le temps accordé à chaque protagoniste est mince, et pourtant suffisant pour permettre au cinéaste d’en révéler instantanément les caractères, des vices les plus manifestes aux fêlures les plus intimes. Tour de force supplémentaire – s’il en était besoin – malgré un nombre important de personnages, les redites et les stéréotypes sont extrêmement rares.


Le film possède un caractère extraordinairement dynamique. L’action constitue un sorte de flot continu, l’on saute d’un personnage à un autre, l’on prend une scène au passage : pas le temps de s’attarder, il faut comprendre ce qui se passe, car l’on bascule déjà sur la suivante ! Heureusement, le rythme s’apaise avec l’intervention de quelques temps morts, plus posés, où le spectateur peut reprendre son souffle et mesurer le chemin parcouru depuis le dernier jalon. Ces périodes prennent souvent la forme de performances musicales, assurées par les acteurs du film. Au grand dam des artistes célèbres de la scène country américaine de l’époque, Altman ne fait pas appel à des professionnels et laisse ses acteurs écrire et interpréter leurs propres chansons. Cela vaut au film d’être vertement critiqué par les chanteurs laissés sur le carreau… mais également un Oscar de la meilleure chanson originale, décerné à Keith Carradine. Et puis, lorsque la musique s’arrête, l’excitation revient et la ronde des personnages reprend. Les conversations bourdonnent, s’interrompent et se superposent… ce qui nuit parfois à la compréhension ! Les ellipses sont assez nombreuses. Le film ne s’arrête jamais : dès que l’on quitte un personnage, il faut s’attendre à le trouver dans une situation tout autre un moment plus tard. Les protagonistes évoluent sans le spectateur, chacun est animé d’une vie propre. Leurs défauts, leur mode de vie et la construction du film confèrent à la farandole de personnages de « Nashville » une humanité fantastique.


« Nashville » est loin d’être parfait. Le film semble parfois tirer artificiellement en longueur, imposant des passages dont l’intensité et l’intérêt diminue considérablement par rapport à des séquences antérieures. L’histoire, qui suit une vague ligne directrice, mais s’attache surtout à développer des intrigues mineures autour de ses nombreux personnages, pourra aussi en rebuter plus d’un. Néanmoins, le film sait faire valoir d’autres atouts encore. Son propos est loin d’être dénué d’intérêt. Via ses personnages et leurs histoires, ce sont tous les niveaux de la société américaine qu’Altman croque, et caricature, égratignant au passage les corps de métier dépeints dans le film. Le constat est moins satirique, moins acide que dans « Short Cuts », mais politiques véreux, agents malhonnêtes et managers tyranniques en prennent quand même pour leur grade !


Il y a aussi deux séquences en particulier, exceptionnelles, qui font la force du film. La première se joue très tôt, constituant la plus grande partie du prologue et faisant directement suite à l’ouverture. Il s’agit de l’arrivée à l’aéroport de la fameuse Barbara Jean, sorte de petite fiancée de Nashville et de superstar de la musique country. La héroïne locale, qui revient d’une longue convalescence sur la côte est, est attendue en grande pompe par l’ensemble des sommités du coin, ainsi que par toute une foule de badauds en liesse qui ne rêvent que d’apercevoir cette idole adorée. L’arrivée de la chanteuse coïncide avec celle d’un avion venu de Californie, qui débarque à Nashville un groupe hétéroclite aux allures un peu hippies, constitué de musiciens locaux et d’autres personnalités. Cette séquence est une merveille de construction et de réalisation. Altman alterne entre plusieurs endroits de l’aéroport avec un montage rapide, ce qui lui permet d’introduire les personnages que l’on rencontre pour la première fois. Il s’agit de la première grande "partie" du film, et tous sont présents. Le cinéaste donne à voir toute une foule de détails, prend parfois de la distance pour permettre à son spectateur d’embrasser du regard l’ensemble de la foule, dans un style qui rappelle un peu « Playtime » de Tati. Enfin, peut-être plus important encore, il prépare l’arrivée de la grande star. Spectacles de majorettes, fanfares de lycée, tapis rouges et notables locaux sont présents pour accueillir l’enfant prodigue. L’attente monte, et, à l’instar de toute la populace accolée aux vitres de l’aéroport, le spectateur ne guette qu’une chose : l’apparition – enfin – de l’idole. Barbara Jean descend finalement de l’avion, toute de blanc vêtue. Elle pourrait aussi bien descendre des cieux. Port de reine et salut princier de la grande dame à ses fans : l’émotion est à son comble.


Rendons justice à la performance exceptionnelle de Ronee Blakley, qui incarne, qui est Barbara Jean. Magnétique, magnifique, elle possède une présence éblouissante à l’écran. Il suffit de la regarder et de l’écouter une seconde pour se convaincre qu’elle est bien cette star immense et adorée telle que nous la présente Altman. Que cette femme était belle !
(Un conseil amical, il est inutile de chercher à quoi ressemble Ronee Blakley actuellement, il me semble préférable de conserver en tête cette apparence sublime et ce personnage, immortalisés dans « Nashville ».)


« Nashville » n’a rien d’un film classique. C’est une œuvre déroutante à plus d’un titre, pleine d’imperfections et bourrée de qualités. C’est un film viscéral, qui prend aux tripes : c’est quelque chose qui doit se vivre, tous sens en éveil, et qui ne se raconte pas.
Pas loin d’un chef d’œuvre.

Aramis
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le 17 avr. 2016

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