Nana
6.3
Nana

Film de Christian-Jaque (1955)

La formation d'un souvenir est étrange. Au fur et à mesure que le temps passe et que l'oubli fait son oeuvre, des images restent, des impressions fugaces, des mots, finissent par former cette synthèse qu'on appelle souvenir et qu'on peut, en y appliquant un certain effort, en quelque sorte dérouler pour faire revivre l'événement passé. Quel est mon souvenir de "Nana" ? Celui d'un roman (J'ai lu le livre d'Emile Zola il y a un an) ? Celui d'un film, autrement dit des images et des sons (J'ai depuis visionné le film du même nom, réalisé par Christian Jaque en 1955) ?

La relation d'une oeuvre littéraire à son adaptation cinématographique dans la psychologie du lecteur/spectateur est ambigüe et incertaine. A-t-on vu le film avant de lire le livre ? Après ?

Le résultat d'une telle expérience, c'est à dire le souvenir qu'il en reste, est d'ordre composite. En fait, je dirais que me reste comme souvenir de l'"objet" Nana, d'abord les images du film (Martine Carol et son physique voluptueux, Charles Boyer impeccable dans le rôle du comte Muffat, le lit invraissemblable que Muffat offre à Nana...), mais augmentées de toute la richesse psychologique, tous les détails du roman, qui agissent en arrière plan et donnent une profondeur au souvenir, jusqu'à finalement former une synthèse. Je réessaie. Non, la première chose qui vient quand je repense à "Nana", c'est le visage de Martine Carol dans le film. C'est elle dans cette maison, sur cet escalier, ce lit... ce sont des images, presqu'uniquement. Primauté du visuel.

Le livre d'Emile Zola comme le film de Christian Jaque sont entièrement habités par la figure de Nana, créature que les hommes se disputent, pour qui les hommes meurent ou se ruinent. Dans le film de Christian Jaque, c'est Martine Carole qui joue le rôle de Nana, et la sensualité dont elle fait preuve est étonnante. Tout comme, je dirais de manière paradoxale, sa fragilité. Là où elle est le plus convaincante, là où elle me plait le plus, c'est dans ses moments de faiblesse, lorsque notamment elle s'éprend réellement de l'acteur Fontan qui pourtant se sert d'elle et la bat. Cela est bien rendu dans le film (or nous savons que l'actrice elle-même n'a pas été heureuse dans sa vie privée : rejetée par le comédien Georges Marchal, elle se jette dans la Seine en 1947). C'est tout le talent de Christian Jaque, après Zola, de ne pas avoir fait de Nana un personnage à la psychologie monolithique.

J'ai souvenir qu'en visionnant le film, mon premier réflexe a été la comparaison avec le roman de Zola. Quels éléments de l'intrigue initiale ont été coupés, quels détails occultés ? Finalement comment est-on passé du livre au film ? Cette posture de comparaison a duré durant tout le visionnage du film, qui au demeurant est assez proche du livre, jusqu'au final qui diffère pourtant : dans le livre de Zola, Nana part pour la Russie puis revient à Paris avec la petite vérole dont elle meurt, alors que dans le film, le Comte Muffat finit par la tuer. Autre exemple de différence, cette chanson "Faut que ça saute", que Nana entonne sur scène, qui est absente du roman et est réellement un trouvaille.

Je voudrais émettre une hypothèse : il est évident que la lecture d'un livre comme "Nana" crée dans la psychée du spectateur un souvenir, disons, intact, qui va par la suite s'incarner dans des images précises au visionnage du film. Que faire alors, le souvenir initial étant en quelque sorte contaminé par cette incarnation. Ne faudrait-il pas au contraire prendre cela comme un enrichissement et aller plus loin, par exemple en visionnant toutes les adaptations du livre de Zola (Il y en a au minimum six) ?

J'ai récemment tenté cette expérience avec Les Misérables, de Victor Hugo ; et peux en tirer plusieurs conclusions : il y a d'abord un réel plaisir à comparer les diverses adaptations dans leur rapport entre elles et dans leur rapport au livre. Tel détail manque, telle scène est passée sous silence ou au contraire dilatée, voire inventée. Tout un monde de relations apparaît. Et puis chose étrange et fascinante, les personnages principaux ont dès lors plusieurs visages, qu'il est possible de convoquer tour à tour. La question qui vient est pourquoi ces adaptations ? C'est tout le problème de l'économie du scénario. Je me souviens des remarques d'André Bazin quant au film "Le journal d'un curé de campagne", de Robert Bresson et adapté du livre de Georges Bernanos. Dans son film, Robert Bresson procède par retranchement et surtout n'ajoute rien. Que dire alors des ajouts purs et simples, dans la version des Misérables avec Jean Gabin par exemple ? Par exemple lorsque Jean Valjean-Gabin sauve Causette des Ténardier à travers une scène rocambolesque inventée de tout pièce ? Il est évident que toute adaptation nécessite une transcription (donc une réécriture) et il me semble que le caractère judicieux de tel ou tel choix ne peut être établi qu'en rapport avec la finalité du film. L'adaptation extrêmement personnelle d'un livre (je pense par exemple à Looking for Richard, d'Al Pacino, adaptation de Shakespeare) pourra alors se justifier alors que dans tel autre cas, une infidélité minime au livre est une faute.

Autre possibilité d'enrichissement, partir du livre lu et creuser. Lire des critiques du livres (elles permettent de mettre des mots sur ses impressions – certains diront : non), des livres sur le livre, la vie de l'auteur, son travail, ses processus de création... Là, on développe sa connaissance de l'oeuvre dans ses diverses perspectives....
Julien_Guerraz
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le 1 sept. 2014

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Julien Guerraz

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