Comme un symbole, le thème principal de la bande originale de Mustang, composée par Warren Ellis, s'intitule Les proies. La référence au film de Don Siegel est astucieuse tant leurs deux histoires peuvent être rapprochées par certains aspects. Comme dans le film des années 1970, la situation de ces filles est assez peu connue ; on a d'un côté des filles résidant dans un pensionnat et on ne questionne à aucun moment leurs origines et dans Mustang figurent cinq sœurs dont il est dit assez vaguement qu'elles sont orphelines et résident ainsi chez leur grand-mère et leur oncle. Leur passé est assez anecdotique dans la mesure où Deniz Gamze Ergüven va s'attacher à décrire la suite des événements et semble même entretenir ces zones obscures pour nous plonger efficacement dans le quotidien de ces jeunes filles.


Tout le film, scène après scène, et ce jusqu'au dénouement, constitue une dégradation progressive des libertés de ces sœurs. En effet, la première scène a beau nous les présenter lors de leur dernier jour d'école, célébrant le début des vacances à la plage avec leurs amis masculins ; c'est bien cette célébration qui va constituer le reste du long métrage et la décision hâtive de leurs tuteurs à les marier une à une. Dès lors, Mustang se construit autour d'un procédé de double confrontation, d'abord entre les hommes et les femmes et surtout entre les générations. Ce conflit générationnel est dépeint de différentes manières et s'articule autour de détails tels que les uniformes et tenues claires des sœurs en général en opposition aux tenues « couleur de merde » des dames, comme le signifie de nombreuses fois la cadette, Lale. L'importance de la tradition voire en l'occurrence de la religion et de la réputation de la famille provoquent cet enfermement progressif dont le seul but, la seule issue est le mariage. Ainsi, en tant que spectateur, on peut comparer ces sœurs à des détenus dont le mariage serait l'équivalent d'un jugement, d'une sentence et le mariage en est une pour certaines de ces filles. Au fil du long-métrage, l'emprisonnement devient littéral et ce, après un seul manquement aux règles ; toute action portée vers l'extérieur est contenue par les figures d'autorité de la maison. Cela va permettre à la réalisatrice franco-turque de déployer tout un pan du récit autour de l'ennui des filles, la chambre devenant au final le seul espace de liberté, qu'elle soit d'ordre orale ou vestimentaire. Dans Mustang, l'ennui est ce qui conduit à tenter des choses et à faire preuve d'imagination. Par exemple, dans l'esprit des filles, aller nager revient finalement à se vêtir de maillots de bain et à ramper sur les couvertures entreposées dans la chambre.


Mustang est un de ces (nombreux) films construits autour d'un tournant central, une scène ou un événement revenant sur tout le début du film et conditionnant tout le reste. Ici, on peut parler de dix minutes décisives au sein desquelles la réalisatrice va condenser par le montage deux mariages en un. L'un paraît choisi, l'aînée étant tombée amoureuse d'un garçon du village en amont, l'autre est complètement forcé et paraît presque arriver le jour même de la rencontre des deux promis. Pour nuancer, on peut dire que bien que choisi, le mariage de l'aînée est un mariage par défaut ; il est en effet précipité pour éviter d'avoir à se marier avec un inconnu. Ainsi, même ce qui paraît heureux dans Mustang comporte une touche d'un désespoir profond, celui de la réalisatrice quant à la situation qu'elle y décrit, qu'on imagine être la situation plus globale de son pays qu'elle a la volonté de dénoncer. La condensation du montage est symbolique et rend parfaitement compte du côté effroyablement froid de cette entreprise. Deniz Gamze Ergüven a l'intelligence de figurer ce tournant par le récit mais aussi par la forme ; on retrouve en effet le plan iconique de l'affiche du film suivi d'un fondu au noir (le seul du film) sur lequel la voix-off caractérisée par Lale déclare « c'était la dernière fois qu'on était toutes ensemble ».


En tant que spectateur « occidental », tout ou presque est une aberration dans ce film. La réalisatrice, qui a grandi entre la France, la Turquie et les États-Unis, a de fait la conscience de ces situations choquantes ce qui déploie la volonté de les dénoncer pour espérer les contrecarrer. Ainsi, même si le film se veut assez dur moralement et de moins en moins lumineux dans son traitement de l'image, Deniz Gamze Ergüven construit également son film autour du personnage de Lale, la cadette qui devient un symbole d'espoir. Les autres sœurs se démarquent bien moins qu'elle, elle qui est la voix-off du film comme pour signifier son importance, qui brave les interdits et est vue comme divergente, notamment pour son goût pour le football dans un pays complètement cloisonné à ce niveau-là et c'est elle, enfin, qui prend des initiatives dénotant d'une maturité folle, comme cet apprentissage de la conduite, certes un peu rapide et inconcevable. Mustang se clôt d'ailleurs sur son visage et sur une lueur d'espoir inattendue.


A l'image de Lale, Deniz Gamze Erguven frappe un coup dans la fourmillière des us et coutumes de son pays mais elle le fait presque à l'échelle du cinéma ; minoritaire en tant que femme dans ce milieu patriarcal, elle a reçu de nombreuses distinctions pour ce film tels que le César du meilleur film étranger ou une nomination aux Oscars dans cette même catégorie et a du même coup mis en lumière cette problématique primordiale dans un pays aussi refermé sur lui-même et cloisonné que la Turquie.

Twombly
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le 16 mai 2018

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