Un espoir féministe dont la beauté intérieure confine à la tristesse.
Mustang soulève la question féministe, de façon originale, à travers le combat des sœurs bien sûr, mais aussi à travers celle de la responsabilité des femmes dans l’ordre patriarcal. 
J'ai souhaité m'attarder sur un plan-séquence situé à une heure et quarante-sept secondes et se terminant à une heure et quatre minutes et vingt et une seconde, du film afin d'appuyer les arguments de ma critique et de la visée féministe de ce film. La famille est à table, écoutant la télévision ; les jeunes filles chahutent, ce qui va grandement énerver l'oncle et embarrasser la grand-mère. Celui-ci va donc pousser une des filles, Ece, à quitter la table. Cet élément sera la source d'un très grand drame.


Le comportement des filles souligne leur désintérêt envers les coutumes turques. Leurs faits et gestes, filmés en gros plans dans cet extrait, sont renforcés grâce à ce choix méthodique de cadrage. Les émotions et réactions des filles sont mis en avant, cela rend le spectateur complice de leurs actions et lui permet de les observer dans les moindres détails, comme s’il était à table avec elles. Les gros plans sont souvent orientés sur la jeune Ece, dont les réactions sont marquées ; la répétition de ceux-ci durant plusieurs secondes, paraissant longues aux yeux du spectateur, est retrouvée à plusieurs reprises. Cette répétition traduit son mal-être, présent tout au long de l’extrait et plus on avance, plus celui-ci est explicite. Les gros plans sont intercalés après les reproches de leur oncle qui, face à leur indécence s’énerve.
Le sentiment que renferme Ece est le poids lourd qu’elle doit porter sur sa conscience. En effet, son oncle qui se proclame comme étant le gardien de la morale l’est avec ses nièces mais pas avec lui-même… lorsqu’il visite la chambre de Ece la nuit et se permet d’abuser d’elle. La réalisatrice souligne ces actes implicitement dans un autre plan quelques minutes plus tôt, lorsque Erol, durant la nuit, entre dans la chambre de Ece et dans l’ombre enlève sa ceinture…
Les filles s’expriment  avec une sorte de langage codé, elles utilisent des gestes significatifs afin de communiquer. Elles se rebellent contre les lois morales, cela est davantage souligné par l’attitude de Ece lorsqu’elle prononce l'expression « un bouquet de ça » tout en faisant de nombreux doigts d’honneur. Ces gestes prouvent son indignation face à l'absurdité de l'opinion turque. Pendant qu’elle s’exprime, la télévision est audible et l’émission diffusée parle de la chasteté des femmes en Turquie ; ce qui peut donc être comparé à un « bouquet de ça » signifiant que ce sont des absurdités qui n’ont pas lieu d’exister. Cela amuse le spectateur, qui se range de leur côté en devenant leur complice. L’ainée rétorque aux bruits que produit son oncle avec sa bouche, lui ordonnant d’arrêter ses bêtises, Ece se gratte de façon ostensible le coin de l'oeil avec son majeur, dans le but de le provoquer. Un autre geste souligne la révolte des filles attablées et accablées, les échanges de sourires moqueurs et provocateurs entre elles se multiplient. Ils sont destinés à leur oncle qui, par la présence de ces moqueries, remarque tout comme le spectateur l’indifférence profonde des filles face à cette société se voulant conservatrice. Ces sourires et l’écoute de leurs rires obligent également le spectateur à esquisser un sourire, la situation est tendue mais les fillettes et leur joie de vivre est si touchante que cela rend le contexte un peu plus beau. Il semblerait que les filles font exprès de rire sans cesse, après chaque altercation, afin de provoquer leurs tuteurs. Leur envie d’émancipation est grande et est très clairement annoncée par leurs attitudes.
Les trois soeurs qui, à travers leurs mal-être répondent d’une façon remarquable en amusant le spectateur, sont néanmoins exténuées face à cette situation, elles n'en peuvent plus de ces coutumes et de cet enfermement physique mais aussi psychologique. Au travers de leurs regards, un grand besoin de liberté est exprimé. Leurs airs espiègles semblent parfois faux, tel que celui de Nur. La jeune fille est à la fois gênée et confuse, elle ne sait pas vraiment comme réagir. Les coutumes turques, profondément ancrées dans les esprits, sont inculquées et exprimées sous forme de « bourrage de crâne » dès l’enfance, c’est pourquoi il est si compliqué de vouloir s’en détacher.


Les jeunes filles ont un comportement révolté, elles cherchent à déjouer les règles de vie au sein de la maison, voire de la prison, malgré les reprises incessantes de leur oncle traduites oralement mais également par une série de raccords regard signalant des échanges visuels lancés en guise « d’alarme ». La grand mère adopte un comportement plus passif face à cela, elle paraît très fatiguée mais cherche à soutenir d’une certaine manière son fils car elle se soucie des fillettes comme si elles étaient ses filles et elle ne veut pas qu’elles aillent à l’encontre des traditions turques, cela étant vu d’un oeil désapprobateur. Le spectateur a l’impression que cette femme ressent une sorte de culpabilité face à cette société turque encore très conservatrice. La grand-mère ressent de l’anxiété, son fils et les droits limités en Turquie lui font peur, mais cette appréhension n'est pas présente chez les filles qui continuent leurs agitations. L'oncle remarque leur petit manège, et se comporte d’une façon de plus en plus rigide. Erol explose et ordonne sèchement à Ece de quitter la tables, ne supportant pas plus longtemps leurs moqueries qui duraient depuis deux minutes. Son énervement est marqué par sa manière de s’exprimer : il utilise des impératifs, faisant des phrases courtes et exclamatives. Sa manière de pensée est exprimée dès les premières secondes de cet extrait, par la présence de la télévision.
L’énervement de l’oncle a ses raison, en effet celui-ci a grandi dans une société bornée, ne laissant aucun droit aux femmes. Le défaut social de ces traditions perdurant depuis plusieurs siècles est dénoncé dans la situation initiale, par la présence essentielle de la télévision, prenant une place majeure au sein du foyer. Celle-ci dicte tout au long de l’extrait que « La femme doit être chaste, pure et connaître les limites qui lui sont administrées. Elle ne doit pas rire devant tout le monde et être tentatrice par chacun de ses gestes. Où sont les filles qui rougissent quand on les regarde ? » Ces mots, parfaits exemples des règles de bonne conduite enseignées à tous les Turcs, montre l’inégalité des femmes dans cette société misogyne et exerçant une propagande qui considère la femme davantage comme l’objet de l’homme que comme un être humain pouvant penser et agir individuellement. Lorsque l’aînée quitte la table, suite aux ordres impérieux de son oncle, elle réagit de manière très digne et diplomatique. Elle se contente de lui répondre « D’accord » puis elle quitte la pièce silencieusement. Le repas se poursuit en silence, moment pendant lequel nait une forme de malaise. Afin d’assurer son autorité, la grand-mère souhaite que la cadette "Finisse son repas", elle essaye de montrer une forme d'autorité tout en laissant paraître une légère compassion. L’élément déclencheur : le drame, survient en off par le biais d’une détonation : Sale sursaute face à la violence et la surprise qu'a engendré le bruit. Son regard laisse percevoir l’effroi. Le suicide de Ece, qui intervient comme en coulisse, permet de démontrer que les soeurs gardent, comme depuis le début du film, un esprit soudé.
Les coutumes turques font vivre un véritable enfer aux jeunes filles qui se retrouvent cloîtrées dans une « maison-prison », elles ont un effet néfaste sur les soeurs et réussissent même à pousser au suicide l’une d’elle, étant à bout. Le changement de plan-séquence précipite les choses. Tout va plus vite et est bousculé. La grand-mère et l’oncle accourent voir Ece, puis les jeunes filles sont « emmenées loin d’ici » sous les ordres de Erol. On peut apercevoir, étant témoin de la scène et ayant le même positionnement que les jeunes filles que lorsqu’elles sont emmenées, elles croisent des ambulances. Puis un laps de temps s’ensuit et l’on se retrouve à l’enterrement de la jeune défunte. Tout cela est réalisé dans la précipitation, cela est représenté par trente secondes de film, ce qui est relativement court et ce qui souligne l’ingéniosité de la réalisatrice. Cet brièveté nous laisse le temps d’être choqué mais ne laisse pas le temps au spectateur de saisir l’ampleur du drame : le spectateur reste dans la stupeur, tout comme les quatre soeurs restantes, face au suicide d’Ece.
La scène de l’enterrement montre les coutumes de la Turquie : il n’y a pas de cercueil et ce sont les hommes qui s’occupent de déposer le corps dans la tombe. Les femmes, voilées, assistent à cela et pleurent. La dernière scène de l’extrait que j'ai interprété, rassemble les quatre jeunes filles, bouleversées par ce qu’il s’est produit. Elles sont à nouveau toutes ensemble, soudées comme avant. Mais elles seront séparées brutalement quelques secondes plus tard par les maris de Sonay et Selma voulant rentrer chez eux, avec leurs femmes. Leur union à peine rétablie sera rapidement brisée, séparant les soeurs à nouveau et cette fois, à tout jamais.


Enfermées dans leurs box, les jeunes sœurs aux longues crinières sont comparables à des mustangs, on ne peut s'en approcher de trop près, elles semblent être dociles mais ne se plieront jamais aux règles qui leur sont imposées. Elles sont condamnées à encaisser les chocs et à devoir vivre dans une société dont les restrictions tentent de les submerger. Elle ne veulent pas que quelqu’un passe un mors à leur mâchoire.

rhumforlauryn
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le 18 juin 2017

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