Drogues, déviances sexuelles, sacrifices humains : les dessous de la campagne suédoise

Récemment meurtrie par une tragédie familiale, Dani se raccroche à son petit ami Christian pour remonter la pente. Lorsque celui-ci lui propose, sans conviction, de l'accompagner avec sa bande d'amis en Suède pour assister aux cérémonies païennes d'une petite communauté rurale, elle accepte sans hésiter. Mais le couperet ne va pas tarder à tomber sur ce groupe d'Américains, dans ce lieu où le soleil ne se couche jamais... Entre sentiment d'abandon grandissant, et désir de renaissance, Dani va découvrir, au contact de cette secte aux moeurs archaïques, que l'horreur se niche aussi dans la cruauté des sentiments humains.


Au tout début de l'oeuvre, dans un lent travelling latéral, la caméra survole les visages impassibles des parents de Dani, vraisemblablement endormis, alors que la sonnerie du téléphone retentit. L’inquiétude ronge le personnage principal, et gagne le spectateur, conscient que les images cachent un envers recelant une vérité macabre. D’emblée, l’oeuvre propage une tension latente, qui creuse sa voie vers une vision devant laquelle notre regard bute, se tord, se dérobe : l’horreur comme absolu, comme image choc, comme paroxysme. Ce pic d’intensité lors du suicide de la soeur, le film le recherchera à plusieurs reprises, à la manière de secousses sismiques sporadiques venant ébranler, le temps d’un instant, tous nos sens.


Le film se construit sur une esthétique duale, alternant les tonalités. Les gros plans sur les visages défigurés, la crudité de la violence montrée contrastent avec l’esthétique solaire et éthérée de l’ensemble, malmènent le spectateur et éreintent son regard. Mais ces dissonances visuelles sont très rapidement réintégrées à un logiciel rationnel : le suicide rituel, le fracassement du crâne contre la roche, trouve une explication interrogeant les limites de l’acceptable et de la moralité chez les Américains, tandis que les disparitions n’alimentent pas particulièrement la méfiance des personnages. De là nait un sentiment de malaise qui trouve son origine dans un subtil jeu sur la focalisation.


En effet, le savoir dans l’oeuvre est une donnée inégalement répartie. La communauté sait et cache des choses, les Américains croient savoir et ne s’inquiètent pas, tandis que le spectateur connait en partie ce que tait la communauté et pense deviner ce qui attend les personnages. Cette tripartition dans la répartition des connaissances fissure à chaque instant l’image, en faisant apparaître différentes strates de compréhension. Pour cette raison, le film malmène notre regard, non seulement parce qu’il nous choque visuellement, mais aussi parce qu’il perturbe l’identification: finalement, ne sommes-nous pas du point de vue de la secte, puisque nous partageons plus d’informations avec elle qu’avec les occidentaux ? Nous savons ce qui est arrivé à Josh et Mark et avons de fortes suspicions quant au sort des Britanniques, contrairement aux Américains. Pourtant, ces derniers sont en position de spectateurs, comme nous, et possèdent nos référents moraux. Notre regard ne sait alors où se fixer, à qui et à quoi s’identifier, ce que les nombreux plans moyens et larges, englobant plusieurs personnages ainsi que de vastes portions du décor, symbolisent. Cette focalisation perturbée est aussi à l’origine de l’humour sordide d’une œuvre nous plaçant constamment dans une position inconfortable. Cette dernière nous distancie de ceux qui nous sont culturellement le plus proches par la mise en évidence de leur propre aveuglement et naïveté.


Cette perturbation à la fois visuelle (les gros plans gores, les déformations sous l’effet des psychotropes) et identificatoire (le jeu sur la focalisation) du regard génère un malaise qui, au niveau esthétique, trouve appui sur un principe de continuité étranger au cinéma d’horreur traditionnel. En effet, ce dernier repose habituellement sur une série de renversement et de rebondissements (narratif et esthétique avec les jump scare) supposant une gradation dans la psychose, la tension et la terreur : les personnages, après une situation initiale sans danger, comprennent l’origine de la menace et revoient leur mode d’action en passant dans une logique de survie ou de confrontation avec le mal.


A l’inverse, dans Midsommar, les personnages sont pris dans un piège dont ils ne peuvent d'autant moins s’extraire qu’ils n’ont pas même conscience du danger qui les menace. Ils restent statiques, bornés dans leur connaissance, sans qu’aucun renversement (si ce n’est la toute fin) ne vienne modifier leur mode d’action. Ainsi, les personnages ont beau adopter une attitude rationnelle, mener une enquête scientifique en vue de leur thèse en interrogeant les mœurs, coutumes et croyances de la communauté, ils restent fatalement étrangers aux forces vives qui habitent ce lieu. Les disparitions, les mensonges, les boissons et aliments qu’ils consomment : tout l’univers de signes qui devrait les alarmer ne suscite qu’une légère perplexité. Leur naïveté est à la hauteur de la place prétendument surplombante due à leur statut d’occidental. Cette société n’est qu’une étrangeté exotique, un amusement folklorique qu’ils mettent à distance pour mieux la regarder, tel un spectacle, dans le confort du désengagement.


En conséquence, l’oeuvre porte en elle une fissure qui, à chaque instant, se prolonge, non pas tant pour agrandir la plaie et faire surgir de ses tréfonds un monde d’horreurs et de maléfice que pour témoigner de l’inconciliabilité de deux mondes qui se font face sans jamais véritablement cohabiter. Midsommar présente en effet deux types de société évoluant dans des paradigmes radicalement opposés en refusant - et c’est bien là, je le crois, ce qui fait l’originalité du film - de réellement hiérarchiser entre les deux.


Le monde occidental est perçu sous l’angle de l’individualisme forcené de personnages dirigés par leur égoïsme. Christian ne veut plus de Dani, mais refuse de se l’avouer : ses sentiments se sont depuis longtemps envolés dans un monde où souffle le vent vivifiant d’une liberté qui ne s’inquiète que vaguement des ravages sentimentaux causés par l’égoïsme aveugle des désirs et des pulsions. Dans le même temps, il n’a aucun remord à bannir son amitié avec Josh pour faire avancer sa carrière universitaire. Christian peut donc être perçu comme le symbole de l’individualisme propre aux sociétés occidentales qui pousse les individus à ne pas se satisfaire de ce qu’ils ont, à se percevoir en permanence comme des êtres en quête d’eux-mêmes, inachevés. Dans cet ordre d’idées, les relations amoureuses et amicales sont des barrières inacceptables au vue des profits que l’on peut retirer de leur transgression.


Par ailleurs, cette société est gouvernée par un idéal scientiste qui repousse dans le domaine de la curiosité intellectuelle et du puéril les traditions païennes (la scène où Mark souille l’arbre sacrée est à ce titre éloquente). Pour cette raison, il est peut-être possible de voir les tableaux disposés dans les appartements américains comme le symbole d’un rapport au sacré et au surnaturel qui aurait disparu dans le monde occidental. Ces tableaux sont comme des surfaces qui contiennent cette part mystérieuse, presque mystique, où les émotions se perdent dans des formes concurrençant la rationalité scientifique. Or, ils sont ici déjà le signe de l’extériorité des personnages vis à vis d’un type de société faisant reposer ses croyances sur le surnaturel. Les œuvres sont simplement présentes et font office de détails dans l’image : les personnages n’y prêtent pas attention, le spectateur n’est pas obligé d’y plonger son regard.


A l’inverse, l’entrée des personnages au sein de la communauté suédoise est filmée avec enchantement, comme si les occidentaux s’enfonçaient justement, sans s’en rendre compte, dans une œuvre d’art dont la signification se révélerait cette fois-ci de l’intérieur. Là où les peintures dans les appartements américains sont de simples décorations, désormais, les personnages évoluent directement dans un tableau vivant, mouvant, prétendument idyllique, qu’ils vont parcourir pour essayer de le comprendre, de l’objectiver (le travail des anthropologues), l’analyser à défaut de le ressentir et de se laisser pénétrer par sa spiritualité propre.


Au fur et à mesure du récit, la communauté suédoise se révèle et se caractérise par ses liens de solidarité, avec la nature et les divinités, ainsi que sa recherche d’une unité primordiale entre les membres qui rejette la conception moderne de l’individu en tant que sujet autonome. Mais contre toute attente, le film ne diabolise pas cette communauté. Plusieurs éléments l’attestent. Premièrement, les nombreux détails délivrés sur ce groupe, les explications de ses rites, de son fonctionnement interne, donnent une réelle consistance à la communauté, qui ne se réduit pas à une figure abstraite du mal. C’est pour cette raison que la mention du rôle prophétique joué par l’individu difforme, fruit d’un inceste, n’a qu’une portée anecdotique : cela n’a pas d’incidence sur la narration. Il s’agit d’un simple détail centrifuge, d’aucune utilité strictement narrative, qui n’est là que pour élargir le contexte général, apporter un surplus d’information sur l’univers dans lequel se déroule le récit, en donnant gratuitement des précisions. Le regard ethnographique porté sur cette communauté ne la constitue donc pas en altérité absolue. Non, elle a une existence autonome, concrète.


Deuxièmement, le rapport que la communauté entretient avec la mort paraît finalement moins cauchemardesque que l’oubli fondamental sur lequel se fonde la société occidentale, incapable d’accepter la mort, et soumise à une angoisse permanente plongeant les individus dans un mal-être existentiel (la sœur de Dani) sans retour. Les proches de Dani esquivent la mort, ne veulent pas la voir, ne lui en parlent pas. Le premier qui la mentionne est le suédois Pelle, qui ne manque pas de rappeler que le deuil de Dani n’a jamais fait l’objet de discussions, ni de tentatives de compréhension. Le film propose un jeu de miroir entre la scène d’introduction, qui débouche sur une image cauchemardesque présentant la mort comme une vision intolérable pour les occidentaux, et la scène finale, voyant dans le sacrifice rituel un exutoire, un moment de liesse cathartique portant à son acmé l’expression de l’unité fondamentale de la communauté. A la mort comme suicide, donc libre décision dans une société valorisant la liberté individuelle, s’oppose la mort comme loi divine, acceptation d’un destin, passage d’un état à un autre, transition : une mort acceptable, sans gravité. Il n’est dès lors pas anodin que cette scène qui clôture le récit nous soit désormais tolérable. Là où par le passé les chocs visuels relevaient de l’insoutenable pour notre regard, le sacrifice final, avec ces cadavres fleuris, déguisés, garnis de fruits à la manière d’un tableau d’Arcimboldo, acquièrent une forme de beauté, comme si notre regard avait fini par accepter cette communauté, la comprendre.


Enfin, tout le film peut se lire comme une sorte de conte initiatique, de métaphore sur la rupture amoureuse et la peur de l’abandon à l’aune de l’opposition entre la liberté et la sécurité. A la liberté d’un modèle sociétal libéral (liberté sexuelle, amoureuse, de carrière, de choix) s’oppose la sécurité d’un modèle communautaire (le réconfort affectif, les règles claires et précises, un sentiment d’osmose, de cohésion, d’union collective, un partage de sensations qui excède les limites de notre corps). Le film parle donc d’une déchirure sentimentale qu’une scène, confrontant l’extase sexuelle à l’absolu du cri de souffrance d’une âme trahie, exprime dans des proportions décuplées. Dani ne peut être jugée d’avoir finalement décidé de sacrifier, dans un renversement ironique, l’ « ancien monde » (celui de son petit ami, le christianisme - Christian - , le scientisme) sur l’autel du « nouveau monde » (le paganisme et ses forces occultes, ses rites ancestraux et à nos yeux « barbares »). En conséquence, là où la société occidentale est incapable de faire corps (le groupe d’amis se délite, se désolidarise dès qu’un des membres est accusé de vol), le caractère holistique de la communauté religieuse est attrayant en ce qu’il répond à un manque d’unité, de fraternité et de solidarité prégnant en Occident.


Ainsi, en proposant une expérience tout aussi cauchemardesque que réflexive sur les phénomènes d’endoctrinement et les limites existentielles du modèle occidental, Midsommar secoue le spectateur, l’interroge, le malmène, joue des contrastes et hybride les imaginaires avec brio, et confirme par là-même les espoirs placés en Ari Aster après Hérédité (2018). Un jalon dans le cinéma d’horreur contemporain à ne manquer sous aucun prétexte !

Sartorious
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le 19 août 2020

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