Si je devais uniquement me fier aux réactions du public pour présenter le documentaire de Wiseman, j'introduirais "Menus-Plaisirs - Les Troisgros" comme étant une comédie.

Ma séance s'est déroulé en compagnie d'un public hilare qui semblait passer un très bon moment et ne se gênait pas pour le faire partager. Du chocolat étalé sur un plan de travail ? Éclat de rire dans la foule. Un cuisinier qui forme à la fourchette des plis sur un gyoza ? Esclaffade sonore dans l'audience. Tout semblait prétexte à la rigolade et j'ai été plutôt décontenancé par ces réactions. Cela m'a même un peu énervé.

J'ai fini par me dire qu'il devait sûrement y avoir une logique. Qu'un film dédié aux plaisirs de la bouche ne pouvait amener qu'à d'autres démonstrations d'oralité. Après tout, la parole, le rire et l'action de se nourrir mettent en jeu peu ou prou les mêmes sphères.

Effectivement, il peut y avoir quelque chose de tout à fait comique dans la haute gastronomie, comme ces séquences où plusieurs personnes s'échinent avec gravité sur la composition d'une petite sauce. Un besoin humain se voyant accorder un tel sérieux, cela amène le rire de manière presque naturelle. C'est un peu la même chose lorsque j'évoque à mon entourage mon intérêt pour les films de Wiseman. J'obtiens souvent des yeux ronds lorsque j'explique passer un moment très agréable à regarder quatre heures d'images sur la pratique de la cuisine, le tout sans voix-off ni explications. Semble se produire alors la même étrangeté ressentie lorsque nous nous retrouvons face au peintre au travail sur sa toile. Son aspect est tout aussi grave et sérieux qu'un cuisinier préparant un ris de veau. Nous sentons bien qu'il se passe actuellement quelque chose de très important et pourtant nous ne partageons pas cette dose de sérieux.

Il y a de quoi être saisi lorsqu'on est confronté de plein fouet à cette distance entre les êtres. Alors, peut-être pour combler le vide, nous rions.

Wiseman l'affirme clairement : les cuisiniers sont des artistes, la cuisine est une performance. Avec un tel parti pris, la voix-off ou l'explication deviennent superflus. Suivre la beauté du geste semble suffire. Je ne peux pas décrire précisément ce qui m'hypnotise dans ces sauces remuées pendant ce qui semblent être des heures, mais force est de constater que je l'accepte, j'adhère à l'idée qu'il est possible de se déposséder de son précieux temps au profit de l'art de la cuisine. Bien organiser son temps, c'est quand même difficile. N'importe quel monteur vous parlera de la difficulté à faire le tri dans les rushes. Wiseman quant à lui cite la spontanéité comme le pilier soutenant sa démarche : "What you see in the films is what I learned being present". Pas (ou du moins peu) d'a-priori, pas de volonté de démonstration sociologique. Juste quelqu'un qui est là dans une pièce avec une caméra.

Frederick Wiseman a beau être d'origine américaine, il est agréable de voir à quel point les valeurs traditionnelles de son pays, telles la réussite matérielle ou le microcosme familial, ne sont pas mises en avant. Un seul plan est consacré à la réputation du restaurant : un simple insert sur le panneau comportant les étoiles du guide Michelin. La popularité du restaurant, son "standing", ne sera évoqué qu'indirectement, à travers le prix des services proposés, le niveau des discussions ou l'aspect des clients fréquentant l'établissement. Ne sont mentionnées à aucun moment des "personnalités célèbres" fréquentant le restaurant. Là n'est pas le propos.

Ce qui m'a semblé être le cœur de "Menus Plaisirs", c'est le fait de vouloir donner une chance aux choses d'être complexes. Qu'un simple besoin comme l'action de se nourrir puisse gagner en complexité et en perte de temps pour devenir un art. Cet intérêt à montrer comment chaque étape de la production est à son tour une performance : le fermier mettant en avant la spécificité de la nourriture de ses vaches, le vigneron évoquant la nécessité de faire attention à l'entretien des sols , la visite d'une fromagerie où sont évoquées toutes les spécificités des moisissures et des levures... Comme tout art, il n'y a pas de vérité dernière ou d'objectivité du goût. Qu'il s'agisse des désaccords sur la manière de procéder, des débat sur la nature et l'utilité de tel élément (tels les sulfites dans le vin), de la nécessité de l'essai et de l'erreur pour affiner le travail... Tous ces détails nous paraissent si anodins, voire excessifs jusqu'à en rire, mais deviennent en vérité le cœur du propos, la marque même de l'artiste. La cuisine n'est plus un simple besoin, elle gagne ses lettres de noblesse et devient, au-delà d'une simple histoire d'utilitarisme, un vaste territoire d'explorations et de sensations. La démarche si singulière de Wiseman, cette volonté "d'être là", dégage une sincérité renforçant la sensation de vie, évitant l'artificialité du propos qui est un écueil bien connu des documentaires.

J'ai toujours trouvé qu'il y avait une forme de tristesse à refuser la complexité, à poser des limites à certains domaines. "Menus Plaisirs" est un film sur l'amour absolu du détail, ce qui constitue toute l'essence de l'art. Wiseman l'aborde d'une manière qui me sied particulièrement, en mettant un point d'honneur à laisser à l'art son mystère et son absence d'ordre, en lui laissant toute la spontanéité et la sérendipité qu'il nécessite pour s'exprimer pleinement. Plus qu'un simple récit, c'est un flot de sensations qui nous enveloppe et qui réussit le pari fou de transmettre par l'image et le son la beauté tridimensionnelle de la cuisine. Nous sommes surpris d'assister à un tel travail dans une ambiance calme et légère, un contraste bienvenu lorsque le sujet est aussi sérieux.

Nous possédons peu de choix dans notre vie, mis à part peut-être celui de consacrer notre précieux temps aux domaines qui le méritent. Accorder quatre heures à l'observation de gens consacrant leur courte vie aux éphémères plaisirs de la bouche, il y a effectivement de quoi rire.

"Le sérieux, mon garçon, est une question de rapport au temps. Il naît, je veux bien te le révéler, d'une surestimation de la valeur de ce dernier. Moi-même, je lui ai autrefois attaché trop d'importance, voilà pourquoi je désirais vivre cent ans. Or, vois-tu, dans l'éternité, le temps n'existe plus, l'éternité n'est qu'un instant, juste assez long pour faire une plaisanterie." - Herman Hesse

Sources : https://www.slantmagazine.com/features/interview-frederick-wiseman-menus-plaisirs-les-troisgros/amp/

Mellow-Yellow
7
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le 2 janv. 2024

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