Sixième long-métrage d’Abdellatif Kechiche, Mektoub my love : Canto uno plonge le spectateur au cœur d’un Eté forcément invincible, celui d’une légèreté méditerranéenne qui étreint les corps d’un groupe d’amis, tous un peu amants, tous animés par une chaleur de vie qui serait restée, selon Kechiche, au siècle dernier. En confiant sa caméra au jeune Amin, Parisien l’hiver et Sétois l’été, le réalisateur de La Vie d’Adèle partage, dans un élan autobiographique, sa vision des corps et des possibles dans un cadre riche d’ivresse et de volupté.


Si la subjectivité de la caméra de Kechiche invite à épouser la perspective d’Amin, poète d’un été, elle pose toutefois la question d’un male gaze pour le moins problématique. Emmuré dans une époque que l’on qualifiera volontiers de dépassée, le cinéaste franco-tunisien reste en retrait des enjeux contemporains de représentation genrée, qu’il interroge pourtant par sa représentation des corps féminins et des idéaux de liberté qu’expriment toutes les femmes du récit. La fragmentation des corps par le regard d’Amin berce parfois davantage du côté du voyeurisme que dans la démarche hyper-réaliste du cinéaste, qui souhaite offrir à sa caméra les mêmes mouvements que l’œil du jeune homme ; certains mouvements de caméra dont le seul objectif est de capter un peu plus encore les courbes de la belle Ophélie, nouvelle muse de Kechiche, semblent ainsi parfois de trop, malgré leur écho évident à la démarche artistique du cinéaste. Aussi regrettera-t-on que ce dernier n’interroge pas cette même quête de réalisme à l’aune des nouveaux enjeux de la scène artistique contemporaine. Kechiche bouscule en ce sens son spectateur, quelque peu égaré dans un voyeurisme problématique qui se confond avec l’effleurement poétique des corps qui, lui, nous rappelle l’enjeu véritable de la réalisation, l’idéal d’émancipation des corps féminins.


Véritable ode à la sensualité, Mektoub my love sublime les corps de ses jeunes acteurs, Ophélie Bau en tête. Non pas quête d’émancipation féminine mais bien affirmation de la liberté de ses muses, de Lou Luttiau à Alexia Chardard, la réalisation embrasse les courbes de celles-ci tout au long de scènes qui s’étirent lentement, laissant le temps au soleil méditerranéen d’irradier le spectateur d’une chaleur des plus charnelles, offrant ainsi une contemplation lascive des corps, perlés, auxquels Kechiche laisse le temps de sécher devant sa caméra. Le long-métrage ne se perd toutefois pas dans une érotisation outrancière et la sensualité des corps se révèle finalement un fil d’ariane dont le cadre se saisit pour suivre les déambulations estivales d’Amin, témoin de l’anatomie libérée de ses ami(e)s et amours.


Plus que le cheminement d’Amin, c’est celui, décomplexé, d’Ophélie que Kechiche place au centre de son œuvre. Si les sentiments conservent une place prééminente dans la réalisation, le réalisateur parvient toutefois à s’en affranchir au mieux ; du rejet du mariage à la remise en cause des relations, les jeunes femmes appellent sans cesse à prolonger leur Eté épicurien qui trouve son point d’orgue au son des hits des 90s, mélodie privilégiée de l’étreinte des corps sous les néons bleutés des boîtes de nuit de la côte. Point de marivaudage ici tant les sentiments sont relégués au non-dit et à l’échec devant la puissance de corps en ébullition qui se croisent, se mêlent et parfois se choquent. La douceur de cette caresse cinématographique est néanmoins parfois amère, lorsqu’elle perd de vue les intrusions patriarcales de certains personnages, qu’on aurait même peur de voir justifiées par le badinage enivré des jeunes femmes ; impossible ici d’excuser Kechiche que l’on aurait aimé voir condamner certains personnages éminemment problématiques plutôt que de les excuser. Anti-stéréotype plutôt que contre-stéréotype lorsqu’il s’agit d’aborder la question de l’émancipation féminine, ici par le biais d’une affirmation des corps et des mœurs, Mektoub my love occulte de ce fait les rouages patriarcaux de la micro-société dont il dresse le portrait, plutôt que de les remettre en question et de les repousser.


Pourtant, sur la question sociale et l’interaction entre les personnages, le film de Kechiche se révèle là aussi réellement convaincant ; l’action, ancrée au sein d’un groupe d’amis issus de classes populaires, qui conjuguent petits travaux et ruralité. Echo lointain aux Petits Mouchoirs de Guillaume Canet, Mektoub my love est emprunt d’une remarquable fureur de vivre et d’aimer et les personnages de Kechiche se déprennent bien plus volontiers des carcans sociaux dans lesquels Canet avait enfermés les siens. Tous sont épris par la même ivresse de vie et tous sont finalement sublimés par l’œil du cinéaste qui prend le temps de les étreindre à la lueur d’un crépuscule final.


Parfois un peu long, parfois un peu maladroit et un peu trop attaché à ses œillères, Mektoub my love se révèle toutefois une fresque effrénée des amours crépusculaires et des désirs qui s’offrent non seulement à soi mais au monde. D’un sensoriel sans égal, plus cinématographique que jamais, l’Eté d’Abdellatif Kechiche répond à celui de Luca Guadagnino (Call me by your name) et nous invite à un ailleurs passionné et passionnant.


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vincentbornert
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le 23 mars 2018

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